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Le blog d'Ariane Beth - Page 54

  • Béatitudes (1/9)

    Les Béatitudes : un must des évangiles. Quoique. En fait on ne les trouve, et assez différentes (cf ci-dessous), que dans ceux de Matthieu* (Mtt 5, 3-11) et de Luc (Lc 6, 20-23).

    Marc et Jean, eux, ont carrément zappé. Les exégètes bien renseignés doivent savoir pourquoi. J'imagine que c'est en rapport avec les différents destinataires des textes, les choix didactiques et théologiques des rédacteurs.**

    Ainsi les béatitudes sont assorties chez Luc d'un pendant de malédictions (Lc 6, 24-26).

    Même si Jésus les a prononcées (perso j'en doute mais ça n'engage que moi), Matthieu n'a pas jugé bon de les rapporter, Luc oui. On reconnaît là le compagnon de Paul de Tarse. Paul qui, n'étant pas un des apôtres, n'a pas eu un accès direct à l'enseignement et aux actes de Jésus de Nazareth, et a reformulé un Jésus à sa mode.

    De même que Platon dans ses dialogues fait parler Socrate selon ce qu'il a compris, mais aussi (surtout ?) selon ses objectifs propres, Paul a décidé que du message évangélique il fallait faire une nouvelle religion. Ce qui n'était pas le problème de Jésus de Nazareth.

    Question de rapport au pouvoir, sans doute. Pouvoir étayé souvent sur la radicalité du discours. D'où les malédictions chez Luc, qui ne formule pas non plus les béatitudes des doux, des miséricordieux, des faiseurs de paix et des cœurs purs.

     

    Le mot lui-même de béatitude a pâti de l'évolution sémantique, qui l'a affadi, a dilué sa charge disons spinoziste, le lien entre la joie et la force. Il faut pourtant garder ce lien en mémoire, de façon à éviter une lecture gnangnan qui risque de faire des pratiquants de ces conseils évangéliques de gentils losers.

    Dans une de ses traductions (Desclée de Brouwer 1989), André Chouraqui rend le mot beati*** par « en marche », en référence, dit-il, à l'hébreu ahsrei qui « évoque la rectitude de l'homme, en marche sur une route qui va droit vers IHVH ».

    Certes cela a l'avantage de donner un sens plus dynamique, mais est-ce de rectitude vraiment qu'il s'agit dans ce texte, autrement dit de loi ?

    On peut, il me semble, plutôt penser à la proposition finale d'Éthique (Partie 5 prop 42) où Spinoza ose affirmer « La béatitude n'est pas la récompense de la vertu, mais la vertu-même ».

     

    Les Béatitudes s'inscrivent dans un ensemble qui chez Matthieu correspond aux chapitres 5, 6, 7. Ils forment un digest de l'enseignement de Jésus dit « sermon sur la montagne ». Les Béatitudes inaugurent ce sermon, faisant figure de programme général, qui sera développé et précisé dans certains passages de la suite.

     

    *Je vais lire dans la traduction oecuménique de Biblio Cerf (2015)

    **Vaste et éternelle question de savoir ce que Jésus a vraiment dit et fait, parmi tout ce qui lui est prêté dans les récits évangéliques. Question du rapport entre les faits réels et leur reconstruction qui vaut d'ailleurs pour l'ensemble des textes bibliques. (Et les autres textes religieux) (et aussi pour beaucoup de textes historiques).

    ***Traduction latine de la Septante, à partir du texte grec. Le grec est-il ou pas la langue originale de l'évangile de Matthieu ? La question s'est posée aux exégètes. Il semblerait qu'il y ait eu combinaison d'une source en hébreu et/ou araméen (la langue parlée par Jésus de Nazareth) et d'une autre en grec.

     

  • Par le labyrinthe sacré du travail

    « Depuis le jour où l'idée érasmienne a subi cette défaite décisive, le vieillard de Fribourg n'est plus dans sa bibliothèque que le pâle reflet de sa gloire de jadis. (…) Pourquoi traîner plus longtemps ce corps fragile de goutteux dans un monde fermé à tout sentiment pacifique ? Érasme est fatigué de la vie, qu'il aimait autrefois (…)

    Que peut faire l'intellectuel lorsque le fanatisme embrase les cœurs ? (…) Hélas ! Pour qui écrirait-il encore ? »

    (Stefan Zweig. Érasme chap 10 La fin)

     

    Ces interrogations poignantes traduisent, autant que l'état d'esprit d'Érasme, celui de Zweig en ce milieu des années trente. Et dans un troublant pressentiment annoncent, à travers celle d'Érasme, sa fin à lui, un jour de février 1942 à Petropolis.

    « Actif jusqu'à la dernière heure, il quitte le monde par le labyrinthe sacré du travail, un monde qu'il ne comprend pas et désavoue, un monde qui ne veut plus le reconnaître et le comprendre. Enfin celle qui apporte la paix s'approche de son lit. Et maintenant que la mort est là, mort dont Érasme a eu toute sa vie une peur démesurée, ce désenchanté la regarde en face, calme et presque reconnaissant. »

     

    Mais c'est tout de même sur la postérité d'Érasme, et la survie de l'idée humaniste, que Zweig choisit de terminer le livre, dans une sorte de litanie des saints. Ses saints de référence, les grands hommes qui auront été ses phares.

    « Son disciple Montaigne (…) continue après lui à prêcher l'évangile du bon sens et de l'indulgence. Spinoza veut que les passions aveugles soient remplacées par ''l'amor intellectualis''.

    Diderot, Voltaire et Lessing, sceptiques et idéalistes à la fois, luttent contre l'étroitesse d'esprit et se prononcent pour la tolérance la plus large.

    En Schiller se renouvelle le message du cosmopolitisme porté sur les ailes de la poésie, en Kant s'affirme un défenseur de la paix éternelle ; puis avec Tolstoï, Gandhi et Rolland, l'esprit de concorde revendique avec logique son droit moral opposé à celui de la force. »

    (chap 11 Le legs spirituel d'Érasme)

     

    Que du beau linge, certes … Mais oui, je suis d'accord, lectrices : ça manque terriblement de femmes.

    Soufflons-lui donc le nom de notre amie Germaine de Staël, qui nous a accompagnés il y a quelque temps dans ce blog. Et celui de la grande George Sand.

    Et aussi de plus contemporaines, Marguerite Yourcenar, Germaine Tillion, Gisèle Halimi, ou encore les deux Simone homonymes, Weil et Veil …

    Et tant d'obscures hier et aujourd'hui, qui ne furent et ne sont pas les moins vaillantes au service de l'humanité.

     

  • L'eau et le feu

    L'ébullition suscitée par Luther va bientôt le déborder. Certains de ses disciples réformés vont passer d'une révolution spirituelle à une révolution politique.

    « Il commence à subir le sort qui attend tous les révolutionnaires : lui qui voulait remplacer l'ancien ordre de choses par un nouveau, voilà qu'il a déchaîné des forces chaotiques et que son radicalisme est en danger d'être dépassé par un radicalisme plus accentué.

    Luther avait réclamé la liberté de conscience et de parole ; d'autres à présent la réclament pour eux-mêmes : les prophètes de Zwickau, Carlstadt, Münzer, tous ces ''exaltés'', comme il les appelle, se rassemblent aussi au nom de l'Évangile pour se révolter contre l'empereur et l'état. (…) Les paysans pressurés réclament une révolution sociale, nettement communiste. »

    (Stefan Zweig. Érasme chap 9 Le grand débat)

     

    Zweig note que le moment vient où pour Luther comme pour Érasme « la portée de ses paroles a dépassé sa volonté. » Il se fait insulter par les ultras comme il a insulté Érasme.

    « Le caractère éternel des révolutions veut qu'une vague en submerge une autre ; Érasme nous fait penser aux Girondins, Luther aux Robespierristes, et Thomas Münzer aux Hébertistes. Voici Luther obligé soudain de lutter contre deux fronts, contre les tièdes et les enragés, et c'est lui qui portera la responsabilité de la révolution sociale, de cet effroyable soulèvement qui va ensanglanter l'Allemagne pendant des années. »

    En tous cas c'est ce que ne se prive pas de lui balancer Érasme :

    « Tu ne reconnais pas les rebelles, mais eux te reconnaissent … La conviction générale, ne le nie point, est que ce sont tes livres qui nous ont amené ce désastre, surtout ceux rédigés en langue allemande. »

    Implicite évident dans les derniers mots : tu as déserté l'universalisme humaniste porteur de concorde (et sa langue internationale le latin), et fait lever les démons du nationalisme. (Réflexion largement anachronique de Zweig, mais dont on perçoit bien la motivation dans le climat des années 30, lors de l'écriture du livre).

    Pour tenter d'arrêter le sang, Luther va alors, dit Zweig, « (essayer) d'agir selon l'esprit érasmien » exhorter au dialogue les puissants et à la modération les révoltés. Mais c'est trop tard.

    Alors, prenant conscience que cette radicalité est un prétexte rêvé pour tous ceux qui veulent en finir avec la Réforme, Luther condamne officiellement la révolte politique pour sauver son œuvre religieuse.

    Une condamnation que les états et l'empereur transforment aussitôt en autorisation de répression contre les insurgés.

    « Ce furieux ne trouve pas une parole charitable, pas un mot de pitié pour les lamentables vaincus lorsque la chevalerie victorieuse sévit contre eux avec la dernière des cruautés. »

    Car pour lui il y a une seule guerre à mener, la guerre sainte contre la papauté. Dans ce contexte Érasme le modéré tombe au premier chef sous le coup de la sentence Qui n'est pas avec nous est contre nous.

    « C'est la rupture entre l'humanisme et la Réforme allemande. L'érasmien et le luthérien, la raison et la passion, la religion de l'humanité et le fanatisme religieux, l'international et le national, l'éclectisme et l'exclusivisme, la souplesse et la rigidité ne peuvent pas plus s'accorder que l'eau et le feu. »