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Le blog d'Ariane Beth - Page 84

  • Un grain de générosité

    « n°340 : Socrate mourant.

    J'admire la vaillance et la sagesse de Socrate dans tout ce qu'il fit, dit – et ne dit pas. (…) Je voudrais qu'il eût également gardé le silence au dernier instant de sa vie, – peut être appartiendrait-il alors à un ordre d'esprits encore supérieur.

    Fut-ce la mort, le poison, ou la pitié, ou la méchanceté – quelque chose lui délia la langue à cet instant, et il dit : ''Oh, Criton, je dois un coq à Asclépios''. Cette ''dernière parole'' risible et terrifiante signifie pour celui qui a des oreilles : ''Oh, Criton, la vie est une maladie ! ''

    Est-ce possible ! Un homme tel que lui, qui a vécu gaiement et, aux yeux de tous, comme un soldat, – était pessimiste ! Il s'était contenté de faire bonne figure à la vie et avait, toute sa vie, caché son jugement ultime, son sentiment le plus intime !

    Socrate, Socrate a souffert de la vie ! Et il en a encore tiré vengeance – par cette parole voilée, horrible, pieuse et blasphématoire !

    Fallait-il que même Socrate se venge ? Manquait-il un grain de générosité à sa vertu surabondante ? – Ah, mes amis ! Il nous faut dépasser jusqu'aux Grecs ! »

    (Friedrich Nietzsche Le Gai Savoir Quatrième livre)

     

    Ah l'aptitude de Nietzsche à décoder l'implicite, à entendre le sous-entendu. On lit ça on se dit : tiens c'est vrai au fait, la parole de Socrate pourrait après tout s'interpréter ainsi.

    Et du coup on se fait une réflexion. Si Socrate est tellement malin (pour ne pas dire roublard), d'une ironie qui confine au geste chirurgical, c'est peut être bien que oui : il manque de ce grain de générosité, de ce parti-pris de bienveillance que seul peut donner un certain optimisme sur la nature humaine.

    Quoique. Pour ma part, dans mon anti-platonisme primaire, je me demande si le non-généreux n'était pas plutôt lui Platon, qui dans ses Dialogues a fait dire à Socrate ce qu'il a voulu ...

     

  • La co-réjouissance

    « n°338 : La volonté de souffrir et les compatissants.

    (…) Partout où l'on remarque que nous souffrons, notre souffrance est interprétée de manière plate ; il appartient à l'essence de l'affection compatissante de dépouiller la souffrance étrangère de ce qu'elle a de spécifiquement personnel : – nos ''bienfaiteurs'' sont, bien plus que nos ennemis, ceux qui rabaissent notre valeur et notre volonté.

    Dans la plupart des bienfaits qu'on témoigne aux malheureux, il y a quelque chose de révoltant qui tient à la légèreté intellectuelle avec laquelle le compatissant joue à la destinée : il ignore tout de l'enchaînement et de l'engrenage intérieurs qui s'appelle malheur pour moi ou pour toi ! (…)

    Tu voudras aussi aider : mais seulement ceux dont tu comprends parfaitement la misère parce qu'ils partagent avec toi une seule et unique souffrance et un seul et unique espoir – tes amis : et seulement à la manière dont tu t'aides toi-même : – je veux les rendre plus courageux, plus résistants, plus simples, plus gais !

    Je veux leur enseigner ce que si peu comprennent à présent et, moins que tous, ces prédicateurs de pitié : – la co-réjouissance ! »

    (Friedrich Nietzsche Le Gai Savoir Quatrième livre)

     

    Comme tous les gens fragilisés par une profonde sensibilité, Nietzsche perçoit la possible équivalence entre pitié et mépris.

    Le rôle du bienfaiteur comporte en effet un bénéfice collatéral pour l'ego. Il permet de se situer en position dominante, de goûter le plaisir d'être celui qui sait qui peut qui veut.

    Friedrich, régulièrement en proie à de terribles crises de maux de tête (ben oui forcément), a souvent été blessé d'être celui qu'il faut aider, il en a ressenti plus de honte que de consolation.

    Qu'y a-t-il de plus humain ? Épargner la honte à quelqu'un (cf note du 4 juin Le sceau de la liberté)

     

    Ce passage trouvera aussi des échos dans Ainsi parlait Zarathoustra, dont Nietzsche entreprend l'écriture dans la foulée de son Gai Savoir.

    « Depuis qu'il y a des hommes, l'homme a trop peu été dans la joie : voilà, frères, notre seul péché originel. Et mieux nous apprenons la joie, d'autant mieux nous désapprenons à faire du mal aux autres, et à concevoir le mal. »

    « Si ton ami est malade sois un lieu d'accueil pour sa souffrance, mais sois un lit dur, un lit de camp : c'est ainsi que tu lui seras le plus utile. » (Chap Des compatissants)

     

  • Mansuétude envers l'étrangeté

    « n°334 : On doit apprendre à aimer.

    Voici ce qui nous arrive dans la musique : on doit commencer par apprendre à entendre une séquence et une mélodie, la dégager par l'ouïe, la distinguer, l'isoler et la délimiter en tant que vie à part ; il faut alors effort et bonne volonté pour la supporter, malgré son étrangeté, il faut faire preuve de patience envers son aspect et son expression, de charité envers ce qu'elle a d'étrange :

    vient enfin le moment où nous sommes habitués à elle, où nous l'attendons, où nous pressentons qu'elle nous manquerait si elle n'était pas là ; et désormais elle ne cesse d'exercer sur nous sa contrainte et son enchantement et ne s'arrête pas avant que nous soyons devenus ses amants humbles et ravis qui n'attendent plus rien de meilleur du monde qu'elle et encore elle.

    – Mais ceci ne nous arrive pas seulement avec la musique : c'est exactement de cette manière que nous avons appris à aimer toutes les choses que nous aimons à présent.

    Nous finissons toujours par être récompensés par notre bonne volonté, notre patience, notre équité, mansuétude envers l'étrangeté en ceci que l'étrangeté retire lentement son voile et se présente sous la forme d'une nouvelle et indicible beauté – c'est son remerciement pour notre hospitalité.

    Qui s'aime soi-même l'aura appris aussi en suivant cette voie. Il n'y a pas d'autre voie. L'amour aussi doit s'apprendre. »

    (Friedrich Nietzsche Le Gai Savoir Quatrième livre)

     

    Aimer, entrer en relation avec les choses et les êtres : une ascèse, et même un volontarisme ?

    Souvent il faut « prendre sur soi » pour s'ouvrir à l'autre et à l'altérité, déblayer en soi un espace, laisser une place vide. Travail difficile : la patience, la mansuétude ne sont pas des choses molles, des renoncements, mais bien des vertus, dans toute la force du terme.

    Mais de cette hospitalité à l'autre et à l'altérité, on est, merveilleusement récompensé dans la rencontre avec une nouvelle beauté.

     

    Ce passage est ainsi l'occasion de tordre le cou à un fréquent contre sens : le vouloir-aimer célébré dans ce texte magnifique est à mon sens le cœur, la source profonde de la Wille zur Macht nietzschéenne.

    C'est pourquoi la traduction par « volonté de puissance » trahit surtout, je pense, celle de certains lecteurs de Friedrich. Je préfère qu'on rapproche Macht du verbe machen : faire, accomplir.