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  • Le chasse-mouches et les abeilles

    « C'est autour des inventeurs de valeurs nouvelles que tourne le monde, - il tourne de façon invisible. Mais la foule et la gloire tournent autour des comédiens : tel est le cours du monde. »

    Ainsi parlait Zarathoustra Discours Les mouches du marché

     

    Cette phrase invite à un acte philosophique essentiel, la prise de champ, le décollement des évidences, la libération du pouvoir de l'affect immédiat.

    Sur la place du marché, les comédiens sont au centre de l'attention, attirent la foule et captent si bien la lumière qu'on les prendrait pour le soleil de ce petit univers. Tel est le cours du monde, ainsi va le monde tel qu'il nous saute aux yeux, tel que son image immédiate nous assaille.

    Alors installons-nous dans une fusée, décollons, et posons-nous à distance suffisante, sur la lune par exemple. Histoire d'élargir la perspective. Là nous rencontrons le capitaine Haddock bondissant dans son scaphandre, tout à la joie d'être délivré de l'attraction et de la pesanteur, chantonnant comme un enfant dans la cour de récré Au clair de la Terre ...

    Là nous partageons l'émotion poétique d'Éluard La Terre est bleue comme une orange. Entre nous, ces quelques cases d'une bédé, ce vers prodigieux où se rejoignent le plus loin et le plus proche, le rêve et la dégustation ... Je n'hésite pas à « nominer » Hergé et Éluard pour l'Einstein de l'inventeur de valeurs nouvelles, catégorie imaginaire poétique.

    Les mouches du marché ne peuvent pas monter si haut. Les mouches du marché ne seront jamais dans la lune. Dommage pour elles, l'invisible marche du monde leur restera invisible. Quand on leur dit nouveauté elles répondent article de mode, quand on leur dit valeurs nouvelles elles pensent investissement et CAC 40. Ce qui est tout à fait logique pour des mouches. Car, en hommage à un certain lunaire immortel du nom de Desproges (mort hélas avant d'avoir obtenu l'Einstein catégorie génie humoristique), nous remarquerons que dans Cacarente il y a rente.

     

    « La place du marché est pleine de bouffons solennels – et la foule se glorifie de ses grands hommes ! Ils sont pour elle, les maîtres du moment. »

    Et j'ajouterais, Monsieur Z, les maîtres de toujours, de chaque moment. Car ainsi sont les maîtres : des gens pas sérieux, à la fois insincères et incapables, mais qui se prennent très au sérieux. Des bouffons solennels.

    Bref les mouches du marché, y a des jours ça démange grave de les écraser contre les miroirs où elles s'agglutinent ...

    « Ne lève plus le bras contre eux ! Ils sont innombrables et ce n'est pas ta destinée d'être un chasse-mouches. »

     

    Oui, vu comme ça. Aucun doute, chasse-mouches ça fait moins bien que chasseur de primes ou chasseur de têtes sur le CV à destination du bouffon-recruteur. Et surtout on a mieux à faire. Devenir abeille, par exemple.

     

     

  • Zarathoustra a le bourdon

    « Où cesse la solitude commence le marché ; et où commence le marché commence aussi le vacarme des grands comédiens et le bourdonnement des mouches venimeuses.» Nietzsche Ainsi parlait Zarathoustra

    Discours Les mouches du marché

     

    Ce n'est que récemment qu'on a interdit l'augmentation du volume sonore lors de la diffusion des spots publicitaires. Fini le sursaut quand le poste de télé se mettait à hurler, piqué par une mouche inconnue. Puis on réalisait « ah merde, la pub », on se précipitait pour couper le son. Enfin, devant les gros plans racoleurs sur sodas, bagnoles ou culs, injonction aussi niaise que criarde au voyeurisme formaté (euh n'est-ce pas un pléonasme, voyeurisme formaté ?), on éteignait tout. Le marché s'accompagne en effet de vacarme, et plus généralement de toute autre production d'un flux massif et accéléré à destination des organes des sens. Il s'agit de déborder la capacité à filtrer et organiser les perceptions, de brouiller leur transmission vers les zones cérébrales capables de les analyser. Car le marché Tout-Vendeur et vendeur de tout (et n'importe quoi) à des gens qui ne savent pas de quoi ils ont besoin, nécessite la production constante d'un bruit qui parasite le circuit perception-réflexion, le circuit du raisonnement et de la pensée.

    Après le pléonasme, voici donc des antonymes : marché et rationalité.

     

    Vacarme et vitesse, efficaces agents décerveleurs à la solde du marché, sont bien présents dans la liturgie de la vente à la criée ou le discours des bonimenteurs au débit vertigineux. Et récemment encore ce n'étaient que hurlements à la corbeille de la Bourse, empilements chaotiques de voix, assortis de gestes d'automates saccadés et fébriles. Une histoire de bruit et de fureur racontée par un dément … Mais sans Shakespeare. Pour un spectacle aussi grossier que son but (arnaquer le concurrent sur le marché), nul besoin non plus du talent de grands comédiens, il y suffit l'agitation de pantins, manipulés à distance par leurs ventriloques absents, les donneurs d'ordres. Le vacarme de la corbeille est aujourd'hui remplacé par le bourdonnement des salles des marchés. Buzz d'ordinateurs écoulant une diarrhée que viennent butiner les petites mains de la main invisible, telles les mouches venimeuses leur tas d'ordures.

    Avec l'image de la place du marché, récurrente dans Zarathoustra, Nietzsche construit une métaphore aiguë de la société. Le marché s'y oppose souvent, comme ici, à la solitude. S'agit-il de se retirer du monde à la manière d'un ermite, ou d'y rester (bien obligé) mais en misanthrope aigri ? Ou simplement de cultiver une certaine aptitude à la solitude ? Une aptitude à ne pas courir après l'appréciation et la reconnaissance, à ne pas confondre valeur réelle et valeur marchande ?

     

     

  • Je hais les désoeuvrés qui lisent

    « Il n'est guère facile de comprendre le sang d'autrui : je hais les désoeuvrés qui lisent.

    Celui qui connaît le lecteur, celui-là ne fait plus rien pour le lecteur. »

    Nietzsche Ainsi parlait Zarathoustra (Lire et écrire)

     

    Désoeuvrés traduit le mot Müssiggänger = ceux qui marchent d'un pas traînant, d'un pas de flâneur. Sont visés je pense dans ces lecteurs désoeuvrés ceux qui lisent « en touristes », juste pour voir (ou pour dire qu'ils ont vu). Ceux-là grignotent le texte comme des pistaches à l'apéro : ce n'est pas une vraie nourriture, et on l'absorbe sans y penser, tout à des conversations superficielles. Ces désoeuvrés qui lisent sont donc incapables d'écouter ce texte comme l'être vivant qu'il est pourtant, puisque coule en lui le sang d'authenticité qui est au principe de son écriture.

    Quant à la seconde phrase, elle ne suggère évidemment pas d'ignorer les lecteurs, de n'en rien vouloir savoir, de balancer ses écrits sans se demander où ils atterriront et comment ils seront reçus. Je l'entends plutôt comme une mise en garde envers les écrits formatés pour un public et un usage. Et aujourd'hui en outre selon les lois de segmentation d'un marché (procédé qui n'en était qu'aux balbutiements à l'époque de Nietzsche, l'heureux homme).

    Un exemple : la platitude conformiste de beaucoup de livres pour enfants et tout-petits. Il semble que la ligne éditoriale consiste dans trop de cas à couvrir toutes les situations, à baliser toutes les étapes d'un parcours normal, ou plutôt moyen. Ou encore à se faire adjuvant de thérapie pour les parcours moins normaux. Heureusement pour nos tout-petits que quelques-uns des éditeurs et des auteurs font encore la part belle à l'imagination, la fantaisie, le non politically correct.

    Nietzsche se méfie de prétendre connaître son lecteur. Surtout si c'est dans le but d'apporter réponse à ses besoins supposés d'après cette connaissance prétendue. Il ne s'inscrit pas dans le principe de base de la vente, du negotium : répondre à un besoin supposé, souvent artificiellement créé. Autrement dit Nietzsche n'écrit pas en publicitaire qui cible des lecteurs. Il a compris au contraire, comme Montaigne (ben oui j'y peux rien) que, si l'on veut vraiment faire quelque chose pour le lecteur, il faut avant tout se garder de projeter sur lui quoi que ce soit, et laisser parler en soi non le publicitaire ou le prescripteur, mais le créateur qui donne sa création comme un arbre son fruit.