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  • Que la quantité dont on a besoin

    Le chapitre Du domaine réel (I,9) pose la question du rapport du corps social aux choses, aux biens, en particulier à une terre, un territoire.

    L'État à l'égard de ses membres est maître de tous leurs biens par le contrat social, qui dans l'État sert de base à tous les droits ; mais il ne l'est à l'égard des autres Puissances que par le droit du premier occupant qu'il tient des particuliers.

     

    La première partie de cette phrase peut prêter à contresens. J.J. ne dit pas qu'il n'est de propriété légitime qu'étatique et collective.

    Mais il pose un cadre au droit de propriété privée : un membre de l'état (personne physique ou morale) peut légitimement y accéder, mais seulement aux termes d'un contrat qui ne contredise pas la logique globale du contrat social.

    Une phrase qui accuse (entre autres) nombre de privatisations accordées par les États au mépris des intérêts de leurs citoyens, en particulier concernant les ressources naturelles, la production et la distribution de l'énergie …

    Quant à la deuxième partie, elle considère l'état dans le cadre de ce qu'on nomme le droit des gens c'est à dire le droit international, les relations entre pays.

    Si un état peut dire ceci est mon territoire national et donc j'y fais ce que je veux sans ingérence des autres pays (accueillir ou pas des immigrés, déterminer le montant des taxes, tout ça), c'est seulement en vertu du droit du premier occupant.

    Ici encore, Rousseau fait intervenir la dynamique contractuelle dans ce qui apparaît comme évidence, donnée intangible. Avec pour conséquence de relativiser le fantasme populiste du lien charnel et quasi intemporel entre un Territoire et son Peuple

    (oui je l'ai déjà dit, mais je ne pense pas superflu de le répéter).

     

    Et il marche comment, ce droit ?

    En général, pour autoriser le droit de premier occupant, il faut les conditions suivantes. Premièrement que ce terrain ne soit encore habité par personne ;

    secondement qu'on n'en occupe que la quantité dont on a besoin pour subsister.

    En troisième lieu qu'on en prenne possession, non par une vaine cérémonie, mais par le travail et la culture, seul signe de propriété qui au défaut de titres juridiques doive être respecté par autrui.

    Rousseau, dans le contexte du droit des gens, vise ici d'abord, il le précise plus loin, le scandale des appropriations coloniales pratiquées sans vergogne depuis le XVI° siècle et qui se poursuivaient allègrement de son temps.

    Mais n'occuper que la quantité nécessaire, ou posséder une part du domaine réel à la condition de le faire réellement fructifier : pour nous, dans notre réel contemporain, voilà qui soumet à la question sociale la légitimité des empires capitalistes que sont les multinationales prédatrices, ainsi que leur mode de gestion devenu exclusivement spéculatif.

     

  • Un changement très remarquable

    Afin donc que le pacte social ne soit pas un vain formulaire, il renferme tacitement cet engagement qui seul peut donner de la force aux autres, que quiconque refusera d'obéir à la volonté générale y sera contraint par tout le corps : ce qui ne signifie autre chose sinon qu'on le forcera d'être libre.

    (I,7 Du Souverain)

     

    Voilà sans doute un des passages du livre qui a fait couler le plus d'encre. Une bonne chose pour les fournisseurs d'encre et les amateurs de prise de tête philosophique. L'ennui c'est qu'il a fait couler aussi pas mal de sang et tomber pas mal de têtes.

    Faut reconnaître qu'il serait tentant de s'en emparer pour qui voudrait justifier une conception totalitaire de l'État.

    Et justement ben y en a des qui l'ont voulu.

     

    De fait ces lignes concentrent tout le paradoxe (peut être intenable?) du concept de volonté générale. Le mieux est que je laisse sur ce point la parole à Bruno Bernardi, qui présente le texte de façon fort éclairante (éd. GF 2001 revue 2012).

    « La souveraineté des citoyens* est le seul fondement de l'obéissance des sujets*. De l'obéissance des sujets dépend la consistance de la souveraineté.

    Ce n'est qu'au prix d'une désarticulation de cette double contrainte, aux yeux de R. indissociable, et d'une confusion entre le sujet et le citoyen, qu'on a pu voir ici le germe d'une conception totalitaire de l'État. »

    *pour le sens donné à ces termes cf Cette personne publique

     

    Sauf que le fonctionnement de l'articulation demande une certaine souplesse, à vrai dire difficile à obtenir sans la modification génétique concomitante de la naissance du corps social (cf Son moi commun).

    Ce passage de l'état de nature à l'état civil produit dans l'homme un changement très remarquable, en substituant dans sa conduite la justice à l'instinct (…)

    l'homme, qui jusque là n'avait regardé que lui-même, se voit forcé d'agir sur d'autres principes, et de consulter sa raison avant d'écouter ses penchants.(...)

    (…) si les abus de cette nouvelle condition ne le dégradaient souvent au-dessous de celle dont il est sorti, il devrait bénir sans cesse l'instant heureux qui l'en arracha pour jamais et qui, d'un animal stupide et borné, fit un être intelligent et un homme.

    (I, 8 De l'état civil)

     

    Si les abus. Rousseau n'est pas dupe, n'a pas une foi aveugle dans le pouvoir de la raison sur les penchants. C'est à démontrer l'intérêt de cette raison qu'il met tout son talent argumentatif et rhétorique.

    Car il s'agit bien d'intérêt, pas de morale idéaliste.

    Comme chez Spinoza, qui établit le lien organique entre animositas (moteur individuel) et generositas (sens du lien au groupe), l'efficacité du système politique repose sur l'impossibilité logique de dissocier intérêt personnel et collectif.

    La volonté générale est celle où justice et utilité ne se trouvent point divisées (Cf intro livre I).

    Ou elle n'est pas.

     

  • Un engagement réciproque

    On voit par cette formule (citée au début de la note précédente) que l'acte d'association renferme un engagement réciproque du public avec les particuliers, et que chaque individu, contractant, pour ainsi dire, avec lui-même, se trouve engagé sous un double rapport ;

    savoir, comme membre du Souverain* envers les particuliers, et comme membre de l'État* envers le Souverain. (…)

    Ainsi le devoir et l'intérêt obligent également les deux parties contractantes à s'entraider mutuellement.

    (I,7 Du Souverain)

    *Rappel. La notion de Souverain est définie par Rousseau comme le corps social dans sa modalité active, son pouvoir décisionnaire et structurant. Et celle d'état comme le même corps dans sa modalité passive, celui qui est soumis au Souverain.

     

    En théorie l'entraide des parties paraît en effet logique. Mais en pratique ? En pratique il n'y pas l'intérêt mais des intérêts, multiples et surtout divergents.

    Si l'on visualise le schéma de circulation à double sens, chaque individu trace une seule flèche vers le Souverain, c'est simple.

    Mais dans l'autre sens, en tant que Souverain, il doit tracer une multitude de flèches, et pas seulement celle qui fait le trajet inverse du Souverain vers lui comme individu.

    Ainsi le Contrat ne peut entrer en vigueur et se maintenir que si chaque contractant admet en droit les divergences d'intérêts.

    Et admet que pour résoudre les conflits qu'elles provoquent nécessairement, il faut passer par un droit et des procédures reconnus par le corps social dans son ensemble, par le Souverain.

    Toute la question est alors de décider sur quoi fonder ce droit, sur quelles valeurs.

     

    Et c'est là où ça se complique. Un consensus sur les valeurs est relativement facile dans des sociétés fortement intégrées sous le primat d'une idéologie dominante, où l'autonomie de l'individu n'existe pas.

    Consensus facile ne veut pas dire nécessairement bon.

    C'est pourquoi la fondation de la démocratie moderne a interrogé un tel modèle, insoutenable au regard de la raison comme de la justice. Elle l'a fait précisément en posant la légitimité de l'autonomie individuelle.

    C'est donc depuis le début la tension de la démocratie moderne : faire que l'autonomie des individus ne provoque pas des conflits incessants de valeurs à même de la paralyser encore plus gravement que les conflits d'intérêts.