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  • Haine à cette arrogance

    « Encore faut-il quelque degré d'intelligence à pouvoir remarquer qu'on ignore, et faut pousser à une porte pour savoir qu'elle nous est close. (…)

    Ainsi en cette (question) de se connaître soi-même (…). Moi qui ne fais autre profession, y trouve une profondeur et variété si infinie, que mon apprentissage n'a autre fruit que de me faire sentir combien il me reste à apprendre.

    À ma faiblesse si souvent reconnue je dois l'inclination que j'ai à la modestie, l'obéissance des créances(1) qui me sont prescrites, à une constante froideur et modération d'opinions, et la haine à cette arrogance importune et querelleuse, se croyant et fiant toute à soi, ennemie capitale de discipline et de vérité. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)Croyances, au sens large : choses auxquelles se fier.

     

    Ce passage montre l'aversion de Montaigne pour ce que G. de Staël appellera l'esprit de parti. Il nous donne ainsi la clé des options modérées (ou mieux, médianes, médiatrices) de Montaigne en politique et en religion. Une clé donnée en deux mots : discipline et vérité.

    La vérité jamais acquise, à chercher, toujours, sans cesse, contre certitudes, évidences, dogmatismes. Au contraire de notre attitude quand, déçu de ne pouvoir forcer la porte close, on va se précipiter vers celle qui s'ouvre toujours et facilement. Sur quoi donne-t-elle ?

    Sur la volonté de Dieu, c'est à dire l'asile de l'ignorance, comme le balance tranquillement Spinoza dans l'une de ses plus nettes formules.*

    La discipline, elle, consiste à modérer ses opinions pour aller à l'encontre d'un orgueil instinctif, une arrogance importune (je dirais encombrante, contre-productive) de savoir tout, et mieux que personne. Et par là, encore plus important, l'effort de modérer ses opinions, de garder la tête froide, permet d'éviter l'humeur querelleuse et ce qui s'ensuit en dégâts sur les sociétés.

    Mais ne pas croire que cette attitude posée et distanciée soit de la mollesse, de la démission.

    La modération de Montaigne repose au contraire sur une passion (cf la forte expression de haine à cette arrogance), celle de la justesse (passion intellectuelle) et de sa sœur jumelle la justice (passion éthique, active).

     

    *Éthique (Appendice de la partie I). Il ne s'agit pas, bien sûr, uniquement des dieux homologués comme tels, ceux des religions labellisées comme telles.  Il s'agit de tout ce que l'on se met à placer en position d'absolu indiscutable.

     

  • Il fait son jeu à part

    « Le jugement tient chez moi un siège magistral, au moins il s'en efforce soigneusement ; il laisse mes appétits aller leur train, et la haine et l'amitié, voire et celle que je me porte à moi-même, sans s'en altérer et corrompre.

    S'il ne peut réformer les autres parties selon soi, au moins ne se laisse-t-il pas difformer à elles : il fait son jeu à part. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    Quelques décennies avant Spinoza, Montaigne développe ici la même conviction éthique : la perfection morale importe peu, ce n'est jamais au fond qu'un truc entre soi et soi. Un problème narcissique d'Ich-Ideal (dira Freud pour sa part). Ce qui compte est comment on agit.

    C'est pourquoi le jugement est considéré ici non tant comme faculté intellectuelle ou morale que comme le moyen de se déterminer, d'arrêter concrètement une conduite. Ainsi lorsque le tribunal rend un jugement, un arrêt, qui doit être suivi d'effets.

    La question, comme pour Spinoza, n'est donc pas de supprimer les affects (impossible de toutes façons), mais de s'efforcer soigneusement de réduire leur éventuelle nocivité envers soi et les autres. Avec la raison pour juge de paix.

     

  • Je secoue les oreilles

    « D'apprendre qu'on a dit ou fait une sottise, ce n'est rien que cela ; il faut apprendre qu'on n'est qu'un sot, instruction bien plus ample et importante.

    Les faux pas que ma mémoire m'a fait si souvent, lors même qu'elle s'assure le plus de soi, ne sont pas inutilement perdus ; elle a beau me jurer à cette heure et m'assurer, je secoue les oreilles ; la première opposition qu'on fait à son témoignage me met en suspens, et n'oserais me fier d'elle en chose de poids (…).

    Et n'était que ce que je fais par faute de mémoire les autres le font encore plus souvent par faute de foi(1), je prendrais toujours en chose de fait la vérité de la bouche d'un autre plutôt que de la mienne. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)De bonne foi.

     

    Voici un Montaigne légèrement roublard. Il n'accuse son défaut de mémoire que pour pointer chez d'autres un bien plus grave défaut, comme le montre l'ironique retournement dans la dernière phrase.

    Cela ne l'empêche pas de savoir se défier de soi, se mettre en suspens au moindre doute. Qu'il vienne de lui comme des autres, y compris en prenant le risque de leur possible mauvaise foi.

    Il s'agira juste de vérifier les faits comme les dires. Bref un boulot de juge.