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  • Miséricordieux envers l'homme

    « Lorsque l'occasion m'a convié aux condamnations criminelles, j'ai plutôt manqué à la justice. ''Je voudrais qu'on n'eût pas commis de fautes ; mais je n'ai pas le courage de punir celles qui sont commises''(1).

    On reprochait, dit-on, à Aristote d'avoir été trop miséricordieux envers un méchant homme. ''J'ai été de vrai, dit-il, miséricordieux envers l'homme, non envers la méchanceté''.

    Les jugements ordinaires s'exaspèrent à la vengeance par l'horreur du méfait. Cela même refroidit le mien : l'horreur du premier meurtre m'en fait craindre un second, et la haine de la première cruauté m'en fait craindre toute imitation.

    À moi (...) peut toucher ce qu'on disait de Charillus, roi de Sparte : ''Il ne saurait être bon, puisqu'il n'est pas mauvais aux méchants.''

    Ou bien ainsi, car Plutarque le présente en ces deux sortes, comme mille autres choses, diversement et contrairement : ''Il faut bien qu'il soit bon, puisqu'il l'est aux méchants même''. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 12 De la physionomie)

     

    (1)Citation de Tite-Live (elle est bien sûr en latin dans le texte).

     

    Premier intérêt de ce passage, nous donner un aperçu du comportement de Montaigne juge au Parlement de Bordeaux. Comportement clément, probablement pas le plus fréquent chez ses collègues, en un temps où les châtiments cruels, inhumains et dégradants paraissaient adaptés aux nécessités de la justice.

    En outre, il faut bien le dire à leur décharge, la sérénité des jugements n'était pas favorisée par le contexte violent de l'époque, et la spirale de vengeance entre les différents partis.

    On voit d'ailleurs que c'est dans les textes anciens que Montaigne va chercher appui à son opinion.

     

    Deuxième intérêt, à propos de textes anciens, on a ici une des clés du goût jamais démenti de Montaigne pour Plutarque. C'est qu'il se retrouvait parfaitement dans cette façon de présenter les choses diversement et contrairement.

     

  • Nature lui fit injustice

    « Socrates, qui a été un exemplaire parfait en toutes grandes qualités, j'ai dépit qu'il eût rencontré un corps et un visage si vilain, comme ils disent(1), et disconvenable à la beauté de son âme, lui si amoureux et affolé de beauté. Nature lui fit injustice. Il n'est rien plus vraisemblable que la conformité et relation du corps à l'esprit.(...) Celui-ci(2) parle d'une laideur dénaturée et difformité de membres.

    Mais nous appelons laideur aussi une mésavenance(3) au premier regard, qui loge principalement au visage, et souvent nous dégoûte par bien légères causes : du teint, d'une tache, d'une rude contenance, de quelque cause inexplicable sur des membres bien ordonnés et entiers. La laideur qui revêtait une âme très belle en La Boétie était de ce prédicament.(4) »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 12 De la physionomie)

     

    (1)Dit-on.

    (2)Cicéron, dont il vient de citer un propos allant dans ce sens.

    (3)Le fait de ne pas être avenant, le manque de charme.

    (4)De cette sorte.

     

    La Boétie était donc laid (en tous cas au goût de Montaigne). La mention de cette laideur est l'occasion de faire à son ami le plus grand des compliments en le comparant à Socrate. Qui lui-même se compare à une de ces boîtes en forme de silènes, figures grotesques, dans lesquelles on cachait des choses précieuses.

    Je veux bien, mais pourquoi insister ainsi sur la mésavenance de La Boétie ? Avait-il été blessé d'entendre railler l'apparence de son ami ?

    À moins que lui-même ne se reproche de ne pas l'avoir trouvé beau ? Et en veuille à la nature injuste, qui n'a pas gratifié la belle âme de La Boétie du beau visage qui aurait dû aller avec ?

     

    « Il semble qu'il y ait aucuns visages heureux, d'autres malencontreux. »

    Un visage heureux, explique-t-il, est en harmonie avec le caractère. Un visage malencontreux, lui, produit un effet de dissonance.

    Du coup il vaut mieux le visage malencontreux d'une belle âme, que le visage heureux d'une canaille ? Oui oui mais n'empêche

    « Je ne puis dire assez souvent combien j'estime la beauté qualité puissante et avantageuse. »

     

  • L'encre et le papier

    « J'ai vu faire des livres de choses ni jamais étudiées, ni entendues, l'auteur commettant à divers de ses amis savants la recherche de (…) matière à les bâtir, se contentant pour sa part d'en avoir projeté le dessein et empilé par son industrie ce fagot de provisions inconnues ; au moins est sien l'encre et le papier.

    Cela c'est en conscience acheter ou emprunter un livre, non pas le faire. C'est apprendre aux hommes, non qu'on sait faire un livre, mais, ce de quoi ils pouvaient être en doute, qu'on ne sait pas le faire. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 12 De la physionomie)

     

    Une manière de faire des livres (ou plutôt non-faire) à rapporter à un mode de rapport au savoir, à la réflexion, à la philosophie, et finalement à la vie, que Montaigne qualifie souvent de pédantesque. Le terme de pédant désigne au départ quelqu'un qui enseigne, sans forcément de connotations négatives. Mais Montaigne vise ceux parmi les enseignants qui sont du genre donneurs de leçons, et souvent sans se les appliquer à eux-mêmes. Des tartuffes doublés de faiseurs. (Et qui en plus ici font surtout travailler les autres).

    Les Essais procèdent de la démarche exactement inverse : ce n'est pas la leçon d'autrui, c'est la mienne. (Essais II, 6 De l'exercitation). D'autrui s'entend aux deux sens.

    D'abord, même si l'œuvre naît de ses lectures, de ses conférences (entretiens) avec les uns (et unes) et les autres, elle n'est pas répétition de mots et pensées d'autrui, mais dialogue avec eux, expérience existentielle à leur contact.

    Et l'écrit qui en découle n'est pas une leçon, mais une non-leçon. Je m'essaie à dire ce que je fais, ce que je pense, qui je suis, mais surtout ne me répétez pas, ne m'imitez pas.

    Je m'essaie. Vous, essayez-vous.