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  • Par matière de devis

    « C'est par matière de devis que je parle de tout, et rien par matière d'avis. Je ne serais pas si hardi à parler s'il m'appartenait d'en être cru ; et ce fut ce que je répondis à un grand, qui se plaignait de l'âpreté et contention de mes enhortements : ''Vous sentant bandé et préparé d'une part, je vous propose l'autre de tout le soin que je puis, pour éclaircir votre jugement, non pour l'obliger.'' »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 11 Des boiteux)

     

    Montaigne explique à plusieurs reprises sa manière de concevoir le conseil aux gouvernants. Conseiller oui, courtiser non. Éclaircir oui, éblouir non. Accompagner oui, et non embobiner (ou "volubiliser" ?).

    Il fit ainsi, convaincu que c'était ce qu'il fallait faire. Mais il avoue parfois son amertume que la justesse de son jugement n'ait pas été davantage reconnue (voire récompensée).

    Cependant, s'il avait vécu un peu plus longtemps, il aurait peut être été un conseiller écouté d'Henri IV. Celui-ci l'apprécia lors de leurs rencontres quand il était encore roi de Navarre. Ils partageaient un même souci : la réconciliation des partis en lutte et leur collaboration pour le bien (ou le moindre mal) du royaume.

     

  • La volubilité de notre esprit détraqué

    « J'ai les oreilles battues de mille tels contes : ''Trois le virent un tel jour en levant ; trois le virent le lendemain en occident, à telle heure, tel lieu, ainsi vêtu.'' Certes je ne m'en croirais pas moi-même.

    Combien trouvé-je plus naturel et plus vraisemblable que deux hommes mentent, que je ne fais qu'un homme en douze heures passe, quand et les vents(1), d'orient en occident ? Combien plus naturel que notre entendement soit emporté de sa place par la volubilité(2) de notre esprit détraqué, que cela, qu'un de nous soit envolé sur un balai, au long du tuyau de sa cheminée, en chair et en os, par un esprit étranger ?

    Ne cherchons pas des illusions du dehors et inconnues, nous qui sommes perpétuellement agités d'illusions domestiques et nôtres. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 11 Des boiteux)

     

    (1)En suivant les vents.

    (2)La facilité à se laisser entraîner d'un côté et de l'autre. Le mot vient du latin volvere = tourner, faire des va et vient. La volubilité dont il parle implique donc une certaine facilité à se laisser rouler.

     

    J'ai peut être l'esprit mal tourné, mais je trouve que ce mot de volubilité condense de façon étonnante les détraquements de la communication, et pas seulement à son époque …

     

  • Ces mots qui modèrent

    « Il n'est rien à quoi communement les hommes soient plus tendus qu'à donner voie à leurs opinions ; où le moyen ordinaire nous faut(manque), nous y ajoutons le commandement, la force, le fer, et le feu. Il y a du malheur d'en être là que la meilleure touche(1) de la vérité ce soit la multitude des croyants, en une presse où les fols surpassent tant les sages en nombre.

    C'est chose difficile de résoudre son jugement contre les opinions communes.(...)

    C'est merveille, de combien vains commencements et frivoles causes naissent ordinairement si fameuses impressions. Cela même en empêche l'information(2).(...)

    Il s'engendre beaucoup d'abus au monde, ou, pour le dire plus hardiment, tous les abus du monde s'engendrent de ce qu'on nous apprend à craindre de faire profession de notre ignorance(3), et que nous sommes tenus d'accepter tout ce que nous ne pouvons réfuter. (…) On me fait haïr les choses vraisemblables quand on me les plante pour infaillibles.

    J'aime ces mots, qui amollissent et modèrent la témérité de nos propositions : ''à l'aventure, aucunement, quelque, on dit, je pense'', et semblables.»

    (Montaigne Essais livre III chapitre 11 Des boiteux)

     

    (1)Pierre de touche, preuve.

    (2)L'analyse.

    (3)Affirmer notre ignorance, ne pas hésiter à dire : euh ben là je ne sais pas …

     

    On l'a déjà dit, le style c'est l'homme : on voit ici que le goût de Montaigne pour ces termes modérateurs (on dit aujourd'hui plutôt modulateurs) que je relève régulièrement dans son texte, correspond bien à son souci d'ajuster aussi précisément que possible la pensée et son expression. Quitte à dire chaque fois qu'il faut : je ne sais pas. Ou mieux encore : que sais-je ?