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  • Cruel et impitoyable

    « n°26 : Que veut dire vivre ?

    Vivre – cela veut dire : repousser continuellement loin de soi quelque chose qui veut mourir ; vivre – cela veut dire: être cruel et impitoyable envers tout ce qui chez nous faiblit et vieillit, et pas uniquement chez nous. Vivre – cela veut donc dire être sans pitié envers les mourants, les misérables et les vieillards ? Être constamment un assassin ? – Et le vieux Moïse a pourtant dit : ''Tu ne tueras point !'' »

    (Friedrich Nietzsche Le Gai Savoir Premier livre)

     

    On a ici un prolongement ce que je notai à propos du n°12, sur la bipolarité de Friedrich, et son rapport fondamental à la culpabilité. (cf Comme prix à payer)

    Le rejet sans pitié de tout ce qui chez nous faiblit et vieillit peut se lire ici comme la défense maniaque qu'il oppose à la tendance dépressive devant la faiblesse, l'angoisse, la mort.

    La dernière phrase à cet égard rend compte d'un déchirement. Pas celui qu'il exhibe à certains endroits de son œuvre entre morale/religion et Wille zur Macht, cette volonté non tant de puissance que d'action, cette volonté d'être une force qui va (tel l'Hernani du jeune Hugo).

    Il s'agit plutôt de la tension existentielle du mélancolique entre les deux places de victime et de bourreau.

    Freud l'explique dans Deuil et mélancolie. La mélancolie est, dit-il, un deuil qui ne passe pas. On a perdu un objet d'amour : parce qu'il est mort, est parti, a cessé de vous aimer etc. La perte est parfois celle d'un idéal abstrait, d'une conviction tout à coup démentie, et sur laquelle, pas de chance, on avait construit sa vision du monde.

    Devant l'impossibilité de faire le deuil, on trouve la solution croit-on : annuler la perte en s'incorporant fantasmatiquement l'objet perdu.

    Fatale erreur, dit Freud, mauvais calcul, ce compromis névrotique. Car chaque fois qu'on va agresser l'objet pour se venger de son abandon (dans une sorte de réflexe de légitime défense), on s'agressera par la même occasion, puisque l'objet fait désormais partie de soi.

    Voilà qui explique, poursuit-il, le caractère si déroutant, vu de l'extérieur, de la maladie mélancolique. Cet état paradoxal qui fait osciller entre surestimation et dévalorisation de soi, entre reproches envers le méchant objet, et auto-reproches envers sa propre insuffisance.

    Mais tout n'est pas noir dans la mélancolie : au bout d'un moment, se réjouit Freud, toute cette fureur finit par s'apaiser. Ce qui explique une apparente absurdité : que des gens mélancoliques grand teint, ayant vécu dans l'amertume et la tristesse une grande part de leur vie, puissent vieillir, contre toute attente, dans une certaine sérénité.

     

  • On ne parlera pas du temps

    « n°22 : L'ordre du jour pour le roi.

    C'est le début de la journée : commençons à organiser pour ce jour les affaires et les cérémonies de notre très gracieux Seigneur qui daigne encore se reposer. Sa Majesté a aujourd'hui mauvais temps : nous nous garderons de le qualifier de mauvais ; on ne parlera pas du temps, – mais nous traiterons aujourd'hui les affaires avec un peu plus de solennité et les cérémonies avec un peu plus de pompe qu'il ne serait besoin sans cela.

    Peut être même sa Majesté sera-t-elle malade ; nous lui présenterons pour son petit déjeuner la dernière bonne nouvelle de la soirée, l'arrivée de monsieur de Montaigne, qui sait si agréablement plaisanter de sa maladie, – il souffre de calculs. (…)

    J'ai l'habitude de commencer la journée en l'organisant et en la rendant supportable pour moi, et il est bien possible qu'assez souvent je l'aie fait de manière trop pompeuse et trop princière. »

    (Friedrich Nietzsche Le Gai Savoir Premier livre)

     

    J'aime beaucoup ce passage qui permet d'apprécier le sens de l'autodérision de Friedrich, la brillante ironie mise à narguer son narcissisme. Et surtout sa manière aussi pudique qu'émouvante de ruser avec sa souffrance.

    Monsieur de Montaigne n'arrive pas ici par hasard.

  • Comme prix à payer

    « n°12 : Du but de la science.

    Comment ? Le but ultime de la science serait de procurer à l'homme autant de plaisir que possible et aussi peu de déplaisir que possible ? Et si plaisir et déplaisir étaient liés par un lien tel que celui qui veut avoir le plus possible de l'un doive aussi avoir le plus possible de l'autre, – que celui qui veut apprendre ''l'allégresse qui enlève au cieux'' doive aussi être prêt au ''triste à mourir'' ? (…)

    Aujourd'hui encore vous avez le choix : ou bien le moins de déplaisir possible, bref l'absence de souffrance – et au fond les socialistes et les politiciens de tous partis ne devraient, pour être honnêtes, rien promettre de plus à leurs partisans – ou bien le plus de déplaisir possible comme prix à payer pour la croissance d'une plénitude de plaisirs et de joies raffinés et rarement savourés jusqu'alors. »

    (Friedrich Nietzsche Le Gai Savoir Premier livre)

     

    Pour moi, n'en déplaise au grand Nietzsche, obtenir « autant de plaisir que possible et aussi peu de déplaisir que possible » ne me paraît pas un souhait stupide, ni d'ailleurs si facile à satisfaire, selon l'endroit où le hasard nous fait naître, et en quel mode humain (femme en Afghanistan par exemple).

    Ce vibrant éloge de la douleur est-il sérieux ou ironique ? Je ne sais. J'incline à le croire sérieux, connaissant le bonhomme. Mais a-t-il une motivation philosophique ? J'en doute. Il me paraît relever du fonctionnement psychique bipolaire (ou comme on disait avant maniaco-dépressif).

    Un mode d'être tout en sensibilité exacerbée, en déchirante lucidité, qui ne fut pas pour Friedrich avare en souffrances, mais qui fut aussi le moteur de son génie. C'est pourquoi si la motivation n'est pas philosophique, la portée peut l'être, de manière indirecte.

    Il en va de même pour d'autres philosophes disons plus ou moins border-line (et souvent plus que moins). La pensée universelle disposerait-elle du Contrat social sans le besoin qu'a éprouvé Rousseau de sublimer sa tendance paranoïaque ?

    Soulignons aussi dans ce passage, comme en palimpseste, le dolorisme chrétien de la rédemption : pour accéder au paradis et sa plénitude de plaisirs, il faut accepter le prix à payer. Un papa pasteur ça vous marque. Et de surcroît un papa pasteur mort d'accident sous vos yeux quand vous étiez enfant.

    Comment, dans ces conditions, ne pas se débattre toute sa vie avec la notion de culpabilité, comment ne pas ressentir comme vitale la nécessité de la pourfendre ?