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  • Comme lui

    « n°127 : Répercussions de la religiosité la plus reculée.

    Tout homme qui ne pense pas est d'avis que la volonté est la seule chose qui exerce une action ; vouloir serait quelque chose de simple, du donné, du non-déductible, du compréhensible en soi par excellence. (…)

    La volonté est pour lui une force qui s'exerce de manière magique : la croyance à la volonté entendue comme la cause d'effets est la croyance à des forces qui s'exercent de manière magique. (…)

    Schopenhauer, en admettant que tout ce qui existe n'est que quelque chose qui veut, a intronisé une mythologie qui remonte à la nuit des temps ; il semble n'avoir jamais tenté une analyse de la volonté parce qu'il croyait à la simplicité et à l'immédiateté de tout vouloir, comme tout un chacun : – alors que le vouloir n'est qu'un mécanisme qui fonctionne si bien qu'il échappe presque à l'œil qui l'observe.

    Comme lui, je pose ces propositions : d'abord, pour qu'apparaisse de la volonté, une représentation de plaisir et de déplaisir est nécessaire.

    En second lieu : qu'une excitation violente soit ressentie comme plaisir ou déplaisir, c'est l'affaire de l'intellect interprétant, lequel du reste effectue ce travail la plupart du temps de manière pour nous inconsciente, et une seule et même excitation peut être interprétée comme plaisir ou déplaisir.

    En troisième lieu : il n'y a de plaisir, de déplaisir, et de volonté que chez les êtres intellectuels ; l'immense majorité des organismes ne possède rien de tel. »

    (Friedrich Nietzsche Le Gai Savoir Troisième livre)

     

    J'ai une grosse flemme de me lancer dans une discussion argumentée de ce passage, qui nécessiterait une relecture serrée de Schopenhauer.

    Juste je veux souligner ce qui me paraît le terme déterminant, et Friedrich le souligne lui-même par l'italique dans son texte (ce que je rends par le caractère gras) : interprétant.

    Ce qui amène, deuxième chose à souligner, la proximité de ce passage avec la pensée freudienne : outre la notion d'interprétation, celles de plaisir/déplaisir, travail inconscient de l'intellect. Ce n'est pas un hasard. Freud a lu Nietzsche, et aussi Schopenhauer.

    Ce qui amène la troisième chose que je veux souligner : une chaîne relie l'un à l'autre ces penseurs, qui permet à chacun de tracer la route chaque fois un peu plus loin que son prédécesseur.

     

    Nous sommes au monde comme volonté et représentation, dit Schopenhauer.

    Très bien, dit Nietzsche, mais qu'est-ce qui se cache derrière la volonté, la représentation ? N'y a-t-il pas une généalogie de tout cela, une généalogie de la morale ?

    Exactement, enchaîne Freud, et c'est ce qu'il faut creuser, car cette généalogie s'enracine dans l'inconscient.

     

    Semblable à celle qui relie entre eux les artistes, cette chaîne de la transmission culturelle entre tous les hommes qui pensent (ces trois-là, les autres avant, les autres après) permet aux hommes (y compris ceux qui pensent sans le savoir, qui ne savent pas analyser leur pensée) de tenir le fil de l'humain à travers les âges.

     

  • Il pourrait y avoir l'erreur

    « n° 121 : La vie, nullement un argument.

    Nous nous sommes arrangé un monde dans lequel nous pouvons vivre – en admettant des corps, des lignes, des surfaces, des causes et des effets, le mouvement et le repos, la forme et le contenu : sans ces articles de foi nul homme ne supporterait aujourd'hui de vivre ! Mais cela ne revient pas encore à les prouver. La vie n'est pas un argument : parmi les conditions de la vie, il pourrait y avoir l'erreur. »

    (Friedrich Nietzsche Le Gai Savoir Troisième livre)

     

    Tous ces termes, lignes, surfaces etc. sont une allusion évidente à Spinoza, qui entreprend de traiter des affects en mode géométrique. Spinoza fait de la géométrie un moyen d'observation et de gestion des affects. Pas moins, mais pas plus. Il sait bien, lui aussi, que la vie n'obéit pas à une argumentation, que vivre n'est pas soutenir une thèse. Que c'est plutôt, pour la nature comme pour nous les humains, produire des essais, non au sens universitaire bien sûr, mais au sens de Montaigne.

    Et qui dit essais, dit passage par des erreurs à certains moments, des choses qui ne marchent pas, ou même qui sont nuisibles. L'essentiel est de ne faire qu'y passer. Errare humanum est, perseverare diabolicum, à ce qu'on m'a dit.

     

  • Ni obéir ni commander

    « n°117 : Remords du troupeau.

    (…) On ne se sent aujourd'hui responsable que de ce que l'on veut et fait et l'on place sa fierté en soi-même : tous nos professeurs de droit partent de ce sentiment de soi et de ce sentiment de plaisir de l'individu comme si de tout temps la source du droit avait jailli d'ici.

    Mais durant la plus longue période de l'humanité, il n'y avait rien de plus terrifiant que de se sentir individu. Être seul, avoir une sensibilité singulière, ni obéir ni commander, avoir le sens d'un individu – ce n'était pas alors un plaisir, mais au contraire un châtiment ; on était condamné « à l'individu ». La liberté de penser était ressentie comme le malaise même.

    Alors que nous éprouvons dans la loi et l'insertion dans un ordre comme une contrainte et un dommage, on éprouvait alors dans l'égoïsme comme une chose pénible, une véritable détresse.(...)

    Tout ce qui nuisait au troupeau, que l'individu l'ait voulu ou ne l'ait pas voulu, procurait alors à cet individu un remords – et en outre à son voisin, voire même au troupeau tout entier ! – C'est sur ce point que nous avons le plus changé d'école. »

    (Friedrich Nietzsche Le Gai Savoir Troisième livre)

     

    Certes je ne regrette pas que nous ayons changé d'école, et que la liberté individuelle soit devenue une valeur.

    Et je mesure ma chance d'être de ceux, de celles surtout, à qui elle est offerte, par la grâce de nos régimes démocratiques.

    Et je mesure de même la tragédie pour l'humanité que cette valeur, la liberté individuelle, soit répudiée, malmenée dans tant d'endroits du monde, où prévaut la logique de troupeau.

    Qu'elle se veuille clanique, ethnique, nationaliste, religieuse, elle est à la fois rouleau compresseur de terreur écrasant les individus, et construction d'une pyramide de servitude volontaire, de soumission aux chefs, dans l'espoir de profiter de miettes de pouvoir, en termes réels ou symboliques.

    Espoir littéralement pervers, car il rend passible de toutes les aliénations.

     

    Le seul point sur lequel on peut admettre une certaine logique de troupeau est la réponse au péril écologique, en ce qu'il menace la survie du grand troupeau humanité. Mais une logique qui ne peut pas, ne doit pas, répudier la liberté individuelle. Pas facile, c'est clair.

    En trouver les voies est précisément un des grands enjeux actuels de la démocratie, et des quelques îlots où elle résiste, notre construction européenne par exemple.