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  • Logique, espiègle, joueur ...

    « n°96 : Deux orateurs.

    De ces deux orateurs, l'un n'atteint à la pleine rationalité de sa cause que lorsqu'il s'abandonne à la passion : il n'y a qu'elle qui lui injecte assez de sang et de chaleur dans le cerveau pour contraindre sa haute intellectualité à se manifester.

    L'autre tente la même chose çà et là : présenter sa cause en lui conférant grâce à la passion résonance, vigueur et force d'entraînement, – mais pour aboutir d'ordinaire à un résultat décevant. Il se met alors très rapidement à parler de manière très obscure et confuse, il exagère, omet certains points et suscite la méfiance envers la rationalité de sa cause : même lui éprouve cette méfiance, ce qui explique ses brusques sautes dans les accents les plus froids et les plus rebutants qui éveillent chez l'auditeur un doute quant à l'authenticité de sa passion. Chez lui, la passion submerge chaque fois l'esprit ; peut être parce qu'elle est plus forte que chez le premier.

    Mais il est au sommet de sa force lorsqu'il résiste à l'assaut furieux de sa sensation et en quelque sorte se moque d'elle : c'est seulement alors que son esprit sort tout entier de sa cachette, un esprit logique, espiègle, joueur, et cependant terrible. »

    (Friedrich Nietzsche Le Gai Savoir Second livre)

     

    Lequel des deux est Friedrich ? Le deuxième bien sûr.

    Logique, espiègle, joueur, et cependant terrible : c'est tout lui.

     

  • Assez ! Assez !

    « n°93 : Mais pourquoi donc écris-tu ?

    A : Je ne suis pas de ceux qui pensent la plume pleine d'encre à la main ; encore moins de ceux qui, l'encrier ouvert, s'abandonnent à leurs passions, assis sur leur chaise et l'œil rivé sur le papier. Écrire provoque toujours en moi irritation ou honte ; écrire est pour moi un besoin impérieux – il me répugne d'en parler, même de manière imagée.

    B : Mais alors pourquoi écris-tu ?

    A : Oui, mon cher, tout à fait entre nous, jusqu'à présent, je n'ai pas encore trouvé d'autre moyen de me débarrasser de mes pensées.

    B : Et pourquoi veux-tu t'en débarrasser ?

    A : Pourquoi je le veux ? Est-ce donc que je le veux ? Je le dois. –

    B : Assez ! Assez ! »

    (Friedrich Nietzsche Le Gai Savoir Second livre)

     

    La dernière réplique de B, est-elle la marque d'une douleur, d'un insupportable peut être, à l'évocation de ces pensées inopportunes ? Et donc, oui, précisément, d'une irritation teintée de honte ?

    Ou faut-il l'entendre de façon plus légère, comme le jeu avec une certaine auto-dérision.

    « C'est bon, ça suffit, on a compris … Vous êtes pénibles vous les philosophes à toujours vous prendre la tête. Pour un peu je parlerais de narcissisme. Tu sais quoi : écris, c'est tout, et laisse à tes lecteurs le soin de voir ce qu'ils en pensent, de tes pensées, de voir si tu les irrites ou les réjouis. Ou même si tes élucubrations ne leur disent rien (c'est ça t'embêterait le plus, non ?) »

     

  • Sous l'oeil de la poésie

    « n°92 : Prose et poésie.

    Que l'on prête attention au fait que les grands maîtres de la prose ont presque toujours été également poètes, soit publiquement, soit en secret et entre leurs quatre murs ; et il est bien vrai que c'est uniquement sous l'œil de la poésie que l'on écrit de la bonne prose : car celle-ci est une incessante guerre courtoise avec la poésie : tous ses charmes consistent à esquiver et à contredire constamment la poésie ; toute tournure abstraite se veut malice à son égard, lancée comme sur un ton de moquerie (…)

    Et il existe ainsi mille distractions propres à la guerre, y compris les défaites, dont les non-poétiques, ceux que l'on appelle les hommes prosaïques, n'ont pas la moindre idée. »

    (Friedrich Nietzsche Le Gai Savoir Second livre)

     

    Voilà qui me donne l'idée d'un super sujet de dissertation :

    « À l'aide d'exemples tirés des œuvres au programme, vous discuterez cette affirmation de Nietzsche. Puis vous formulerez votre propre conception du rapport entre prose et poésie. Vous avez quatre heures. »

    Que le lecteur se rassure, que la lectrice se rassérène, je ne traiterai pas ce sujet, aussi tentant que ce soit, aussi prometteur d'agréable prise de tête.

    Remarquons seulement que Nietzsche décrit ici son propre mode de travail de la langue. Lequel est à la source de son mode si personnel de travail intellectuel, de l'originalité géniale de son œuvre philosophique.

    Non sans rappeler un de ces prédécesseurs dans cette façon de penser et d'écrire. Ben oui Montaigne, wer anderen ?

    « Je m'égare, mais plutôt par licence que par mégarde. Mes fantaisies se suivent, mais c'est de loin, et se regardent, mais d'une vue oblique (…) Les noms de mes chapitres n'en embrassent pas toujours la matière ; souvent ils la dénotent seulement par quelque marque (…) J'aime l'allure poétique, à sauts et à gambades. (…) C'est l'indiligent lecteur qui perd mon sujet, non pas moi. »

    (Essais III, 9 De la vanité)

     

    C'est sûr ces deux-là ne diront rien ni aux indiligents, flemmards autant qu'inattentifs, ni aux prosaïques, incapables de trouver accès à la liberté joyeuse des sauts et gambades.