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  • Mansuétude envers l'étrangeté

    « n°334 : On doit apprendre à aimer.

    Voici ce qui nous arrive dans la musique : on doit commencer par apprendre à entendre une séquence et une mélodie, la dégager par l'ouïe, la distinguer, l'isoler et la délimiter en tant que vie à part ; il faut alors effort et bonne volonté pour la supporter, malgré son étrangeté, il faut faire preuve de patience envers son aspect et son expression, de charité envers ce qu'elle a d'étrange :

    vient enfin le moment où nous sommes habitués à elle, où nous l'attendons, où nous pressentons qu'elle nous manquerait si elle n'était pas là ; et désormais elle ne cesse d'exercer sur nous sa contrainte et son enchantement et ne s'arrête pas avant que nous soyons devenus ses amants humbles et ravis qui n'attendent plus rien de meilleur du monde qu'elle et encore elle.

    – Mais ceci ne nous arrive pas seulement avec la musique : c'est exactement de cette manière que nous avons appris à aimer toutes les choses que nous aimons à présent.

    Nous finissons toujours par être récompensés par notre bonne volonté, notre patience, notre équité, mansuétude envers l'étrangeté en ceci que l'étrangeté retire lentement son voile et se présente sous la forme d'une nouvelle et indicible beauté – c'est son remerciement pour notre hospitalité.

    Qui s'aime soi-même l'aura appris aussi en suivant cette voie. Il n'y a pas d'autre voie. L'amour aussi doit s'apprendre. »

    (Friedrich Nietzsche Le Gai Savoir Quatrième livre)

     

    Aimer, entrer en relation avec les choses et les êtres : une ascèse, et même un volontarisme ?

    Souvent il faut « prendre sur soi » pour s'ouvrir à l'autre et à l'altérité, déblayer en soi un espace, laisser une place vide. Travail difficile : la patience, la mansuétude ne sont pas des choses molles, des renoncements, mais bien des vertus, dans toute la force du terme.

    Mais de cette hospitalité à l'autre et à l'altérité, on est, merveilleusement récompensé dans la rencontre avec une nouvelle beauté.

     

    Ce passage est ainsi l'occasion de tordre le cou à un fréquent contre sens : le vouloir-aimer célébré dans ce texte magnifique est à mon sens le cœur, la source profonde de la Wille zur Macht nietzschéenne.

    C'est pourquoi la traduction par « volonté de puissance » trahit surtout, je pense, celle de certains lecteurs de Friedrich. Je préfère qu'on rapproche Macht du verbe machen : faire, accomplir.

     

  • Vocifération de marché

    « n°331 : Plutôt sourd qu'assourdi.

    Autrefois, on voulait faire parler de soi : désormais, cela ne suffit plus, car le marché est devenu trop vaste, – il faut faire crier. Cela a pour conséquence que même les bons gosiers s'époumonent, et que les meilleures marchandises sont proposées par des voix enrouées : sans vocifération de marché et voix enrouée, il n'y a plus de génie.

    – Voilà certes une mauvaise époque pour le penseur : il doit apprendre à trouver son silence entre deux bruits et à faire le sourd jusqu'à ce qu'il le soit. Tant qu'il ne l'a pas encore appris, il court à coup sûr le danger de périr d'impatience et de maux de tête. »

    (Friedrich Nietzsche Le Gai Savoir Quatrième livre)

     

    Aujourd'hui ce n'est peut être pas tant le cri, l'intensité du parler, qui est le problème, que la saturation du marché de l'écoute, par l'imposition d'une logorrhée tous azimuts.

    Mais c'est de la même chose qu'il s'agit : de « bruit ». Le bruit n'est pas tant matériel (il l'est aussi dans beaucoup de cas) que psychologique, contribuant au brouillage de la pensée et de la communication.

    Dédicace spéciale de ces phrases de Nietzsche aux députés nouvellement élus : Mesdames et Messieurs, débattez autant qu'il le faut, mais débattez sans bruit (ni fureur) (ni ressentiment). Histoire que notre démocratie ne périsse pas d'impatience et de maux de tête ...

     

  • Prendre de vitesse

    « n°329 : Loisir et oisiveté.

    Il y a une sauvagerie à l'indienne, propre au sang indien, dans la manière dont les Américains courent après l'or : et leur course effrénée au travail – le vice propre au Nouveau Monde – commence déjà, par contagion, à rendre la vieille Europe sauvage et à répandre sur elle une absence d'esprit absolument stupéfiante.

    On a déjà honte, aujourd'hui, du repos ; la méditation prolongée provoque presque des remords. On pense la montre à la main, comme on déjeune, le regard rivé au bulletin de la Bourse, – on vit comme un homme qui constamment ''pourrait rater'' quelque chose. ''Faire n'importe quoi plutôt que rien'' – ce principe aussi est une corde qui permet de faire passer de vie à trépas toute éducation et tout goût supérieur. (…)

    On n'a plus de temps ni de force pour les cérémonies, pour les détours dans l'obligeance, pour l'esprit dans la conversation et pour tout otium en général. Car vivre à la chasse au profit contraint continuellement à dépenser son esprit jusqu'à épuisement à force de constamment dissimuler, donner le change et prendre de vitesse : la véritable vertu est aujourd'hui de faire quelque chose en moins de temps qu'autrui.

    Et ainsi il n'y a que bien peu d'heures où l'on se permet la probité. »

    (Friedrich Nietzsche Le Gai Savoir Quatrième livre)

     

    Sauvagerie à l'indienne : faut-il se saisir d'un étendard woke et courir sus ce grand vilain raciste de Nietzsche ? Il est évident au contraire qu'on est dans le second degré.

    La mention de la recherche de l'or et du profit amène un retournement ironique, à la façon du chapitre des Cannibales dans les Essais (I,31).

     

    Et pour le reste on ne peut qu'admirer la lucidité à discerner et caractériser ce mode de vie absurdement concurrentiel, qui désormais, Américains, Européens, Indiens et tous tant que nous sommes, nous imprègne, nous conforme, plus que nous ne croyons ou voulons.

    Un homme qui constamment ''pourrait rater'' quelque chose, cela évoque furieusement le FoMo (fear of missing out), un des nombreux comportements névrotiques induits par les résasociaux ...  

    Un passage d'une bien réjouissante férocité, mais qui nous laisse cependant, avec la dernière phrase en forme de couperet, sur une considération nettement plus amère.