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Blog - Page 124

  • Demain nous y pourvoirons

    « Voici encore une faveur de mon mal, particulière : c'est qu'à peu près il fait son jeu à part, et me laisse faire le mien (…)

    Les autres maladies ont des obligations plus universelles, gênent bien autrement nos actions, troublent tout notre ordre et engagent à leur considération tout l'état de la vie.

    Cette-ci ne fait que pincer la peau ; elle vous laisse l'entendement et la volonté en votre disposition, et la langue, et les pieds, et les mains ; elle vous éveille plutôt qu'elle ne vous assoupit.(...)

    Je remarque encore cette particulière commodité que c'est un mal auquel nous avons peu à deviner. Nous sommes dispensés du trouble auquel les autres maux nous jettent par l'incertitude de leurs causes et conditions et progrès, trouble infiniment pénible. Nous n'avons que faire des consultations et interprétations doctorales : les sens nous montrent que c'est, et où c'est.

    Par tels arguments, et forts et faibles, comme Cicero le mal de sa vieillesse, j'essaie d'endormir et amuser mon imagination, et graisser ses plaies. Si elles s'empirent demain, demain nous y pourvoirons d'autres échappatoires. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    Décidément Montaigne malade nous est, je trouve, d'un grand secours. Loin d'exagérer les choses pour se faire plaindre et consoler (et comment ne pas comprendre les malades qui le font ?), il s'emploie au contraire à circonscrire les limites de la gêne et du trouble que sa maladie lui impose.

    On le voit ici user activement des ressources de la psychosomatique, ayant compris que le climat de notre imagination des choses (c'est à dire la façon de se les représenter) rejaillit sur l'état du corps. « Qui craint de souffrir, il souffre déjà ce qu'il craint » dira-t-il un peu plus loin. 

    La crainte, ennemie mortelle du bien être (ou de l'être pas trop mal), en tant que flottement d'âme, dit Spinoza. Rappelons qu'il met dans le même sac l'espoir, qui nous assigne aussi à l'incertitude. 

    Grâce à ce mal auquel il a peu à deviner Montaigne se réjouit d'échapper aux deux. 

    Mais bon c'est plus facile à dire qu'à faire, hein ? Lui le fait, tout simplement, comme si ça allait de soi …

    En tous cas il l'écrit, et pour moi ça veut dire beaucoup.

     

  • La belle lumière de la santé

    « Mais est-il rien doux au prix de cette soudaine mutation, quand d'une douleur extrême je viens, par la vidange de ma pierre, à recouvrer comme d'un éclair la belle lumière de la santé, si libre et si pleine, comme il advient en nos soudaines et plus âpres coliques ? Y a-t-il rien en cette douleur soufferte qu'on puisse contre peser au plaisir d'un si prompt amendement ?

    (…) Le pire que je voie aux autres maladies, c'est qu'elles ne sont pas si grièves en leur effet comme elles sont en leur issue : on est un an à se ravoir, toujours plein de faiblesse et de crainte ; il y a tant de hasard et tant de degrés à se reconduire à sauveté que ce n'est jamais fait. (…) 

    Cette-ci a ce privilège qu'elle s'emporte tout net, là où les autres laissent toujours quelque impression et altération qui rend le corps susceptible de nouveau mal, et se prêtent la main les uns aux autres. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    Vive la pierre, maladie-privilège ! Si ce n'est pas ce qui s'appelle positiver …

     

    La belle lumière de la santé : comme c'est vrai. Elle est merveilleuse, miraculeuse, l'expérience de se retrouver dans ce qu'on appelle son état normal, après un épisode de blessure, de maladie, d'indisposition quelle qu'elle soit, et même légère.

    En fait me vient le mot se réintégrer, goûter la sensation réconfortante de retrouver une présence à soi non amoindrie ou polluée d'inconfort, de douleur, d'empêchement.

     

    Oui bon je dis son état normal. Passé un certain âge, faut être lucide : la belle lumière de la santé devient disons moins éblouissante.

     

  • Excusant de paroles ta douleur

    « La crainte et la pitié que le peuple a de ce mal(1) te sert de matière de gloire. (...) Il y a plaisir à ouïr dire de soi : Voilà bien de la force, voilà bien de la patience.

    On te voit suer d'ahan, pâlir, rougir, trembler, vomir jusques au sang, souffrir des contractions et convulsions étranges, dégoutter parfois de grosses larmes des yeux, rendre les urines épaisses, noires et effroyables, ou les avoir arrêtées par quelque pierre épineuse et hérissée qui te point et écorche cruellement le col de la verge, entretenant cependant les assistants d'une contenance commune(2), bouffonnant à pauses(3) avec tes gens, tenant ta partie en un discours tendu(4), excusant de paroles ta douleur(5) et rabattant de ta souffrance. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)Sa maladie de la pierre.

    (2)De façon habituelle.

    (3)De temps en temps.

    (4)Restant capable de ne pas perdre le fil d'un discours suivi.

    (5)Minimisant l'expression de ta douleur (ce qui, il le dit ailleurs, en réduit aussi la sensation)

     

    C'est ici la même teneur que la déclaration précédente sur la nécessaire acceptation des maux, mais sur un ton bien différent. Après l'abstraction philosophique, la métaphore poétique, c'est le corps qui se donne à voir dans toute sa crudité.

    Montaigne, pour s'y autoriser, utilise le procédé d'un dialogue fictif avec « son esprit », dit-il. Tout à la fois sa raison, sa conscience, qui l'aident à s'expliquer avec le mal.

    C'est aussi l'intervention d'un surmoi, moral et/ou religieux : un peu plus haut, il a dit voir dans cette maladie un châtiment, et en admettre la justice, avec l'argument C'est un mal qui te bat les membres par lesquels tu as le plus failli ; tu es homme de conscience. (Un des rares passages où il fait allusion à son goût de la séduction).

    Ces phrases m'impressionnent par cette façon de faire bonne figure dans la douleur.

    Une aptitude que Montaigne doit à son courage physique, à son endurance, bien sûr. Mais aussi, et peut être davantage, à sa politesse et sa sociabilité. Il sait en user comme antidotes à ce qui est le pire de la souffrance physique sans doute : le fait qu'elle vous isole du monde, vous enferme dans la seule sensation de la douleur.