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Blog - Page 128

  • Je secoue les oreilles

    « D'apprendre qu'on a dit ou fait une sottise, ce n'est rien que cela ; il faut apprendre qu'on n'est qu'un sot, instruction bien plus ample et importante.

    Les faux pas que ma mémoire m'a fait si souvent, lors même qu'elle s'assure le plus de soi, ne sont pas inutilement perdus ; elle a beau me jurer à cette heure et m'assurer, je secoue les oreilles ; la première opposition qu'on fait à son témoignage me met en suspens, et n'oserais me fier d'elle en chose de poids (…).

    Et n'était que ce que je fais par faute de mémoire les autres le font encore plus souvent par faute de foi(1), je prendrais toujours en chose de fait la vérité de la bouche d'un autre plutôt que de la mienne. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)De bonne foi.

     

    Voici un Montaigne légèrement roublard. Il n'accuse son défaut de mémoire que pour pointer chez d'autres un bien plus grave défaut, comme le montre l'ironique retournement dans la dernière phrase.

    Cela ne l'empêche pas de savoir se défier de soi, se mettre en suspens au moindre doute. Qu'il vienne de lui comme des autres, y compris en prenant le risque de leur possible mauvaise foi.

    Il s'agira juste de vérifier les faits comme les dires. Bref un boulot de juge.

     

  • En voici un essaim

    « J'ai vu en Allemagne(1) que Luther a laissé autant de divisions et d'altercations sur le doute de ses opinions, et plus, qu'il n'en émut sur les écritures saintes.

    Notre contestation est verbale. (…) On échange un mot pour un autre mot, et souvent plus inconnu. (…) Pour satisfaire à un doute, ils(2) m'en donnent trois : c'est la tête de Hydra.

    Socrates demandait à Memnon que c'était que vertu.''Il y a, fit Memnon, vertu d'homme et de femme, de magistrat et d'homme privé, d'enfant et de vieillard.

    -Voici qui va bien ! s'écria Socrates : nous étions en cherche d'une vertu, en voici un essaim.'' »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)Il y a séjourné lors de son périple à travers l'Europe.

    (2)Au sens de l'indéfini « on » (latinisme again, what else?)

     

    Notre contestation est verbale : si seulement, hein … De fait dans ces controverses religieuses, elle le fut un peu, au début. Mais très vite le ton changea de part et d'autre. Comme si nécessairement le pouvoir et la violence devaient s'en mêler.

    La faute à Luther et aux autres, à l'intolérance religieuse ? Ou la faute, plus largement, au fait que dans tout débat, le désir de s'entendre, d'être raisonnables ensemble, ne fait pas le poids devant le désir orgueilleux d'avoir raison de l'autre ?

     

    Quant à cet essaim qui vient vrombir aux oreilles de Socrate, il évoque immanquablement nos buzz contemporains. Aussi potentiellement venimeux.

    Ça me parle parce que figurez-vous je suis allergique aux piqûres de guêpes et abeilles (2 passages aux urgences quand même) (du coup maintenant je mets toute mon aptitude phobique à me garder de ces bestioles) (cela ne m'empêche pas d'espérer que la pollution n'aura pas raison des abeilles, pour elles d'abord, et puis j'aime trop le miel).

    Bon OK Je sais bien que le lecteur n'a pas besoin de savoir tout cela, mais j'ai besoin, moi de le lui dire (dit Rousseau à un moment dans ses Confessions) : car après tout, d'un buzz l'autre, cela explique peut être mon allergie aux résasociaux ?

     

  • Former des clauses artistes

    « Pourquoi est-ce que notre langage commun, si aisé à tout autre usage, devient obscur et non intelligible en contrat et testament, et que celui qui s'exprime si clairement, quoi qu'il die et écrive, ne trouve en cela aucune moyenne de se déclarer qui ne tombe en doute et contradiction ?

    Si ce n'est que les princes de cet art, s'appliquant d'une particulière attention à trier des mots solemnes et former des clauses artistes(1) ont tant pesé chaque syllabe, épluché si primement chaque espèce de couture, que les voilà enfrasqués(2) et embrouillés en l'infinité des figures et si menues partitions, qu'elles ne peuvent plus tomber sous aucun règlement et prescription ni aucune certaine intelligence.

    Qui a vu des enfants essayant de ranger à certain nombre une masse d'argent-vif : plus ils le pressent et pétrissent et s'étudient à le contraindre à leur loi, plus ils irritent la liberté de ce généreux métal : il fuit à leur art et se va menuisant et éparpillant au delà de tout compte.

    C'est de même, car, en subdivisant ces subtilités, on (…) nous met en train d'étendre et diversifier les difficultés, on les allonge, on les disperse. En semant les questions et en les retaillant, on fait fructifier le monde en incertitude et en querelles, comme la terre se rend fertile plus elle est émiée et profondément remuée. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)Au sens négatif : des formules artificielles.

    (2)Embobinés, embarqués dans un truc sans queue ni tête. De l'italien frasca : mauvaise farce, mauvais tour.

     

    Voilà : ça, c'est fait. Pas difficile d'imaginer Montaigne bouillant d'impatience à l'écoute des arguties déployées au tribunal. Le passage laisse deviner aussi ses grands moments de solitude devant les piles de paperasses poudreuses (comme il dit ailleurs) et autres pavés compilant les textes de loi.

    On peut relever ici par ailleurs comme une inconséquence entre son penchant sceptique et son agacement que tout tombe en doute et en contradiction.

    C'est que, contrairement au monde de la philosophie et de l'étude, dans la vraie vie l'incertitude et les querelles n'en restent pas à des débats abstraits et policés (si tant est en fait qu'ils soient policés dans ce domaine cf la violence des débats actuels autour du woke dans le monde universitaire anglo-saxon). Ils peuvent déboucher sur une violence tout ce qu'il y a de réel et sanglant.

    Mais le plus intéressant une fois encore à mon goût, ce qui est marquant dans ce passage, c'est l'écriture : les métaphores, la verve ironique …