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Blog - Page 130

  • L'encre et le papier

    « J'ai vu faire des livres de choses ni jamais étudiées, ni entendues, l'auteur commettant à divers de ses amis savants la recherche de (…) matière à les bâtir, se contentant pour sa part d'en avoir projeté le dessein et empilé par son industrie ce fagot de provisions inconnues ; au moins est sien l'encre et le papier.

    Cela c'est en conscience acheter ou emprunter un livre, non pas le faire. C'est apprendre aux hommes, non qu'on sait faire un livre, mais, ce de quoi ils pouvaient être en doute, qu'on ne sait pas le faire. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 12 De la physionomie)

     

    Une manière de faire des livres (ou plutôt non-faire) à rapporter à un mode de rapport au savoir, à la réflexion, à la philosophie, et finalement à la vie, que Montaigne qualifie souvent de pédantesque. Le terme de pédant désigne au départ quelqu'un qui enseigne, sans forcément de connotations négatives. Mais Montaigne vise ceux parmi les enseignants qui sont du genre donneurs de leçons, et souvent sans se les appliquer à eux-mêmes. Des tartuffes doublés de faiseurs. (Et qui en plus ici font surtout travailler les autres).

    Les Essais procèdent de la démarche exactement inverse : ce n'est pas la leçon d'autrui, c'est la mienne. (Essais II, 6 De l'exercitation). D'autrui s'entend aux deux sens.

    D'abord, même si l'œuvre naît de ses lectures, de ses conférences (entretiens) avec les uns (et unes) et les autres, elle n'est pas répétition de mots et pensées d'autrui, mais dialogue avec eux, expérience existentielle à leur contact.

    Et l'écrit qui en découle n'est pas une leçon, mais une non-leçon. Je m'essaie à dire ce que je fais, ce que je pense, qui je suis, mais surtout ne me répétez pas, ne m'imitez pas.

    Je m'essaie. Vous, essayez-vous.

     

  • Quarante jours en transe

    « Voici un autre rengregement(1) de mal qui m'arriva à la suite du reste. En dehors et dedans ma maison, je fus accueilli d'une peste, véhémente au prix de toute autre.(2)

    Car, comme les corps sains sont sujets à plus grièves maladies (…) aussi mon air très salubre, où d'aucune mémoire la contagion, bien que voisine, n'avait su prendre pied, venant à s'empoisonner, produisit des effets étranges.(...)

    J'eus à souffrir cette plaisante condition que la vue de ma maison m'était effroyable. Tout ce qui y était était sans garde, et à l'abandon de qui en avait envie.

    Moi qui suis si hospitalier, fus en très pénible quête de retraite pour ma famille ; une famille égarée, faisant peur à ses amis, et à soi-même, et horreur où qu'elle cherchât à se placer, ayant à changer de demeure sitôt qu'un de la troupe commençait à se douloir du bout du doigt.

    Toutes maladies sont prises pour pestes ; on ne se donne pas le loisir de les reconnaître. Et c'est le bon que, selon les règles de l'art, à tout danger qu'on approche il faut être quarante jours en transe de ce mal, l'imagination vous exerçant ce pendant à sa mode et enfiévrant votre santé même.

    Tout cela m'eût beaucoup moins touché si je n'eusse eu à me ressentir de la peine d'autrui, et servir six mois misérablement de guide à cette caravane. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 12 De la physionomie)

     

    (1)Aggravation.

    (2)Il s'agit de l'épidémie de peste en Guyenne, juin-décembre 1585.

     

    Toute ressemblance avec d'autres épidémies n'est pas fortuite ... 

    Pour ce qui est de la peste, on oublie souvent qu'en dehors des épisodes majeurs du milieu du XIV°siècle (qui décima l'Europe entière) et du milieu du XVII° siècle (peste arrivée par le port de Marseille, et dont la Provence garde trace dans les pierres sèches du mur de la peste), l'agent pathogène, toujours présent à l'état endémique, se réveillait régulièrement à l'occasion de famines, de guerres. Ce qui est le cas pour celle que connut Montaigne, dont il décrit les ravages sur l'ensemble de la région dans les lignes suivant ce passage : paysans décimés, agriculture à l'arrêt, familles séparées, certains si déprimés qu'ils cessaient d'essayer d'éviter la maladie ...

    Mais voyons le verre à moitié plein, l'épidémie peut être inspiratrice de créations artistiques : les fresques de danses macabres sur les murs des églises, Der Tod in Venedig de Thomas Mann, Le Hussard sur le toit de Giono, l'Heptaméron de Marguerite de Navarre …

     

  • Où en sommes-nous ?

    « Monstrueuse guerre : les autres agissent au dehors, celle-ci encore contre soi se ronge et défait par son propre venin. (…)

    Toute discipline la fuit. Elle vient guérir la sédition et elle en est pleine, veut châtier la désobéissance et en montre l'exemple, et, employée à la défense des lois, fait sa part de rébellion à l'encontre des siennes propres. Où en sommes-nous ? (…)

    En ces maladies populaires(1), on peut distinguer sur le commencement les sains des malades ; mais quand elles viennent à durer, comme la nôtre, tout le corps s'en sent, et la tête et les talons ; aucune partie n'est exempte de corruption. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 12 De la physionomie)

     

    (1)Les guerres civiles sont des maladies populaires, car, déchirant le corps d'une nation, elles l'atteignent dans son aptitude à faire un peuple cohérent, uni dans sa diversité.

     

    Ce passage est inspiré par les ravages de bandes huguenotes en Guyenne (1585).

    Quand elles viennent à durer, aucune partie n'est exempte de corruption. En clair : ce n'est pas qu'il y ait quelque chose de pourri au royaume de France, désormais au royaume de France tout est pourri.

    Un tel passage nous laisse à penser qu'il y eut en ces années certainement des moments où Montaigne, infiniment las, en vint à soupirer, lui aussi, tel le prince danois : mourir, dormir