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Blog - Page 129

  • Rares, simples, générales

    « Qu'ont gagné nos législateurs à choisir cent mille espèces et faits particuliers, et y attacher cent mille lois ? Ce nombre n'a aucune proportion avec l'infinie diversité des actions humaines, la multiplication de nos inventions n'arrivera pas à la variation des exemples. (…)

    Il y a peu de relation de nos actions, qui sont en perpétuelle mutation, avec les lois fixes et immobiles. Les plus désirables, ce sont les plus rares, plus simples et générales ; et encore crois-je qu'il vaudrait mieux n'en avoir point du tout que de les avoir en tel nombre que nous avons. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    On sent ici le juge un peu lassé de compulser des tonnes d'archives, de devoir intégrer sans cesse de nouvelles lois, de nouveaux éléments de jurisprudence. Faut dire qu'en son temps les juridictions se chevauchant selon les endroits, les principes de jugements n'étaient pas vraiment harmonisés.

    Du coup on le comprend, même si son argument sent un peu l'alibi. Certes l'être humain est éminemment sujet à la variation et à la mutation, mais bon faut bien quand même que la société fonctionne. Et en particulier que la loi protège ceux qui ont besoin de l'être, en dissuadant voire sanctionnant ceux qui ont besoin de l'être.

    Cela dit l'idée de lois rares, simples et générales, Rousseau l'énonce aussi quand il dit vouloir ne pas donner le nom de lois à de simples ajustements au cas par cas, mais le réserver aux décisions de la volonté générale.*

    « Mais qu'est-ce donc enfin qu'une loi ? 

    Quand tout le peuple statue sur tout le peuple, il ne considère que lui-même, et s'il se forme alors un rapport, c'est de l'objet entier sous un point de vue à l'objet entier sous un autre point de vue, sans aucune division du tout. Alors la matière sur laquelle on statue est générale comme la volonté qui statue. C'est cet acte que j'appelle une loi. (...)

    Quand je dis que l'objet des lois est toujours général, j'entends que la loi considère les sujets en corps et les actions comme abstraites, jamais un homme comme individu ni une action particulière (…) en un mot toute fonction qui se rapporte à un objet individuel n'appartient point à la puissance législative. »

    (Du Contrat social II,6 De la loi)

     

    *Si le lecteur-trice veut se rafraîchir la mémoire sur le Contrat social : voir la lecture que j'en ai proposée dans la revue Fragile, en accès (libre et sécurisé) sur internet fragile-revue.fr

    Il suffit de cliquer sur mon nom pour accéder à tous les articles que j'y ai publiés.

     

  • Miséricordieux envers l'homme

    « Lorsque l'occasion m'a convié aux condamnations criminelles, j'ai plutôt manqué à la justice. ''Je voudrais qu'on n'eût pas commis de fautes ; mais je n'ai pas le courage de punir celles qui sont commises''(1).

    On reprochait, dit-on, à Aristote d'avoir été trop miséricordieux envers un méchant homme. ''J'ai été de vrai, dit-il, miséricordieux envers l'homme, non envers la méchanceté''.

    Les jugements ordinaires s'exaspèrent à la vengeance par l'horreur du méfait. Cela même refroidit le mien : l'horreur du premier meurtre m'en fait craindre un second, et la haine de la première cruauté m'en fait craindre toute imitation.

    À moi (...) peut toucher ce qu'on disait de Charillus, roi de Sparte : ''Il ne saurait être bon, puisqu'il n'est pas mauvais aux méchants.''

    Ou bien ainsi, car Plutarque le présente en ces deux sortes, comme mille autres choses, diversement et contrairement : ''Il faut bien qu'il soit bon, puisqu'il l'est aux méchants même''. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 12 De la physionomie)

     

    (1)Citation de Tite-Live (elle est bien sûr en latin dans le texte).

     

    Premier intérêt de ce passage, nous donner un aperçu du comportement de Montaigne juge au Parlement de Bordeaux. Comportement clément, probablement pas le plus fréquent chez ses collègues, en un temps où les châtiments cruels, inhumains et dégradants paraissaient adaptés aux nécessités de la justice.

    En outre, il faut bien le dire à leur décharge, la sérénité des jugements n'était pas favorisée par le contexte violent de l'époque, et la spirale de vengeance entre les différents partis.

    On voit d'ailleurs que c'est dans les textes anciens que Montaigne va chercher appui à son opinion.

     

    Deuxième intérêt, à propos de textes anciens, on a ici une des clés du goût jamais démenti de Montaigne pour Plutarque. C'est qu'il se retrouvait parfaitement dans cette façon de présenter les choses diversement et contrairement.

     

  • Nature lui fit injustice

    « Socrates, qui a été un exemplaire parfait en toutes grandes qualités, j'ai dépit qu'il eût rencontré un corps et un visage si vilain, comme ils disent(1), et disconvenable à la beauté de son âme, lui si amoureux et affolé de beauté. Nature lui fit injustice. Il n'est rien plus vraisemblable que la conformité et relation du corps à l'esprit.(...) Celui-ci(2) parle d'une laideur dénaturée et difformité de membres.

    Mais nous appelons laideur aussi une mésavenance(3) au premier regard, qui loge principalement au visage, et souvent nous dégoûte par bien légères causes : du teint, d'une tache, d'une rude contenance, de quelque cause inexplicable sur des membres bien ordonnés et entiers. La laideur qui revêtait une âme très belle en La Boétie était de ce prédicament.(4) »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 12 De la physionomie)

     

    (1)Dit-on.

    (2)Cicéron, dont il vient de citer un propos allant dans ce sens.

    (3)Le fait de ne pas être avenant, le manque de charme.

    (4)De cette sorte.

     

    La Boétie était donc laid (en tous cas au goût de Montaigne). La mention de cette laideur est l'occasion de faire à son ami le plus grand des compliments en le comparant à Socrate. Qui lui-même se compare à une de ces boîtes en forme de silènes, figures grotesques, dans lesquelles on cachait des choses précieuses.

    Je veux bien, mais pourquoi insister ainsi sur la mésavenance de La Boétie ? Avait-il été blessé d'entendre railler l'apparence de son ami ?

    À moins que lui-même ne se reproche de ne pas l'avoir trouvé beau ? Et en veuille à la nature injuste, qui n'a pas gratifié la belle âme de La Boétie du beau visage qui aurait dû aller avec ?

     

    « Il semble qu'il y ait aucuns visages heureux, d'autres malencontreux. »

    Un visage heureux, explique-t-il, est en harmonie avec le caractère. Un visage malencontreux, lui, produit un effet de dissonance.

    Du coup il vaut mieux le visage malencontreux d'une belle âme, que le visage heureux d'une canaille ? Oui oui mais n'empêche

    « Je ne puis dire assez souvent combien j'estime la beauté qualité puissante et avantageuse. »