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Blog - Page 133

  • Se laisser mener et manier

    « J'ai vu de mon temps merveilles en l'indiscrète(1) et prodigieuse facilité des peuples à se laisser mener et manier la créance et l'espérance où il a plu et servi à leurs chefs, par dessus cent mécontes(2) les uns sur les autres, par dessus les fantômes et les songes. (…)

    J'avais remarqué souverainement cela au premier de nos partis fiévreux. Cet autre qui est né depuis, en l'imitant, le surmonte.(3) Par où je m'avise que c'est une qualité inséparable des erreurs populaires. Après la première qui part, les opinions s'entrepoussent suivant le vent comme les flots. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 10 De ménager sa volonté)

     

    (1)Qui manque de discernement.

    (2)Mé-conte : un mauvais conte, un conte à faux. Un terme qui correspond je dirais à ce que nous appelons fake news.

    (3)Les deux partis fiévreux sont les ultras des deux bords, les réformés extrémistes, puis né depuis (en 1576) le parti très exactement réactionnaire de la Ligue mené par les Guise.

     

    Avec sa métaphore des vagues successives, Montaigne fait bien sentir comment les fièvres, les passions des uns et des autres, entrent en résonance, grossissant la houle. (Et potentiellement jusqu'à former une vague scélérate).

    En l'imitant décèle le principe de ce phénomène d'emballement : la rivalité mimétique.

    Une fois de plus, lisant ces lignes, on ne peut que constater la parenté de climat entre les troubles civils de son époque et ceux de la nôtre. Sauf qu'heureusement on ne s'entre-tue pas, ou rarement, on se contente en général de polémiquer sur les réseaux, lieu abstrait où contes et mé-contes comptent avant tout pour du beurre (publicitaire).

    (Je parle de nos sociétés, bien sûr, ailleurs nombre de partis fiévreux rivalisent de saignées tels les médecins de Molière) (on voudrait bien que ça ne soit que du théâtre, et que les morts se relèvent après la dernière réplique).

    Reste à se dire que le parti le plus utile à prendre est, suivant son exemple, celui de la lucidité, de la pondération, de la distance avec les passions, de l'effort de médiation.

    Et alors se dire, une fois de plus : pas facile ...

     

  • Ou leur mule

    « La plupart de nos vacations sont farcesques.(1) Il faut jouer duement notre rôle, mais comme rôle d'un personnage emprunté. Du masque et de l'apparence il n'en faut pas faire une essence réelle, ni de l'étranger le propre. Nous ne savons pas distinguer la peau de la chemise. C'est assez de s'enfariner(2) le visage, sans s'enfariner la poitrine.

    J'en vois qui se transforment et se transsubstantient(3) en autant de nouvelles figures et de nouveaux êtres qu'ils entreprennent de charges, et qui se prélatent jusques au foie et aux intestins, et entraînent leur office jusques en leur garde-robe(4).

    Je ne puis leur apprendre à distinguer les bonnetades(5) qui les regardent de celle qui regardent leur commission(6) ou leur suite, ou leur mule. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 10 De ménager sa volonté)

     

    (1)Sont du théâtre. Mais le mot farce connote bien sûr un théâtre comique plus que tragique, et d'un comique pas des plus subtils.

    (2)Se grimer. La poitrine = le cœur.

    (3)Changent de substance : allusion à la transsubstantiation du corps et du sang du Christ en pain et vin. Une ironie dont l'audace a dû plaire à ses amis réformés ….

    (4)Lieux d'aisance

    (5)Coups de bonnet = saluts déférents.

    (6)Une chose qu'on vous a commise, c'est à dire confiée à faire. Par exemple assumer une charge, une fonction.

     

    On sent le vécu, l'observation narquoise de ses collègues juges, et plus largement de tous les gens croisés dans les différentes vacations (= emplois) qu'il a occupées.

    J'adore le ou leur mule qui clôt la phrase. C'est le cas de parler de « coup de pied de l'âne » ….

     

  • Pas sans action mais sans passion

    « Qui ne vit aucunement à autrui, ne vit guère à soi. ''Qui sibi amicus est, scito hunc amicum omnibus esse.(1)''

    La principale charge que nous ayons, c'est à chacun sa conduite ; et est ce pour quoi nous sommes ici. Comme qui oublierait de bien et saintement vivre, et penserait être quitte de son devoir en y acheminant et dressant les autres, ce serait un sot ; tout de même, qui abandonne en son propre le sainement et gaiement vivre pour en servir autrui, prend à mon gré un mauvais et dénaturé parti.

    Je ne veux pas qu'on refuse aux charges qu'on prend l'attention, les pas, les paroles, la sueur et le sang au besoin.(...) Mais c'est par emprunt et accidentalement(2) l'esprit se tenant toujours en repos et en santé, non pas sans action, mais sans vexation(3), sans passion.(...)

    J'ai pu me mêler des charges publiques sans me départir de moi de la largeur d'un ongle, et me donner à autrui sans m'ôter à moi. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 10 De ménager sa volonté)

     

    (1)Qui est ami de soi, sachez-le, est ami de tout le monde. Citation de Sénèque (Épîtres, 6)

    (2)Au sens philosophique : ce qui est de l'ordre de l'accident par opposition à l'essence.

    (3)Sans tourment.

     

    J'ai laissé pour une fois la citation, car elle est ici le pivot autour duquel s'articule le propos qui a tout d'un « en même temps ». Un effet de pivot souligné par comme/tout de même (un latinisme encore). Le balancement accusé de cette formule insiste sur la valeur strictement égale des deux termes, vivre à soi et à autrui. De même le parallèle en chiasme bien et saintement/sainement et gaiement.

    L'humanisme de Montaigne combine l'universalisme et le personnalisme, comme c'est le mouvement de diastole et systole qui maintient la circulation sanguine du corps.

    De la même façon Montaigne a combiné le souci de soi (pour le dire avec Michel Foucault) et le souci des autres, de la société en tant que telle. D'où un certain engagement : comme maire de Bordeaux cf la dernière fois, et plusieurs fois comme négociateur dans les troubles civils.

    Il n'y a pas épargné en effet son attention, ses déplacements, ses paroles, sa sueur. Le sang, il n'a pas eu besoin de le donner, mais ça n'est pas passé loin à un moment.