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Blog - Page 135

  • Je m'en suis dégoûté

    « La vertu assignée aux affaires du monde est une vertu à plusieurs plis, encoignures et coudes, pour s'appliquer et joindre à l'humaine faiblesse, mêlée et artificielle, non droite, nette, constante, ni purement innocente. (…)

    Celui qui va en la presse(1), il faut qu'il gauchisse(2), qu'il serre ses coudes, qu'il recule ou qu'il avance, voire qu'il quitte le droit chemin, selon ce qu'il rencontre ; qu'il vive non tant selon soi que selon autrui, non selon ce qu'il se propose, mais selon ce qu'on lui propose, selon le temps, selon les hommes, selon les affaires. (…) Je sens que, si j'avais à me dresser tout à fait à telles occupations, il m'y faudrait beaucoup de changement et de rhabillage.

    Quand je pourrais cela sur moi (et pourquoi ne le pourrais-je, avec le temps et le soin(3)?), je ne le voudrais pas. De ce peu que je me suis essayé à cette vacation, je m'en suis dégoûté.

    Je me sens fumer en l'âme par fois aucunes (quelques) tentations vers l'ambition ; mais je me bande et obstine au contraire. On ne m'y appelle guère, et je m'y convie aussi peu. » (Montaigne Essais livre III chapitre 9 De la vanité)

     

    (1)La foule, qui se trouve sur la place publique. Ou comme le dit Nietzsche avec une justesse que notre monde, sacralisant le mercantilisme, ne peut que ratifier : la place du marché.

    (2)Qu'il change de trajectoire pour éviter les obstacles.

    (3)L'application.

     

    Je m'en suis dégoûté. En fait ce qui m'étonne, c'est que le dégoût n'atteigne pas davantage les politiques, et qu'ils aient tant d'appétit pour ce parcours si facilement déviant, qu'ils soient si nombreux à jouer des coudes pour candidater à la présidence de la république par exemple. (Au hasard).

    Qu'en déduire, sinon que la plupart n'ont pas le souci d'un droit chemin ? En leur âme (quand ils en ont une, bien sûr) fument, bouillonnent, par dessus tout les tentations vers l'ambition.

    L'occasion de rappeler que l'étymologie de ce mot évoque, précisément, l'idée de détours, de contournements. Exactement ce que Montaigne pointe ici.

    On dira qu'à être si exigeant en éthique politique, la vie en société deviendra impossible faute de gouvernants et gestionnaires des affaires publiques. Non, il faudrait juste qu'ils (et elles) se rappellent que la politique peut être quelque chose de sérieux, de noble, de juste. S'ils sentent manquer de ces qualités, sérieux, sens de la justice, noblesse, qu'ils fassent autre chose, et laissent la place publique à ceux qui peuvent et veulent agir vraiment pour le bien public.

    Montaigne explique dans ce passage que ce qu'il a trouvé usant quand il s'est essayé à cette vacation, c'est de ramer pour y tenir un minimum dans l'éthique. Et aussi que c'était trop prenant, plein d'obligations trop contraires à son goût de la liberté, tant morale que matérielle.

    La dernière phrase, non dépourvue d'auto-ironie, est ambiguë. Il y a sans doute un regret qu'on ne l'y appelle guère. Mais s'il s'y convia aussi peu, c'est qu'il aurait fallu renoncer à être lui-même. Si bien qu'il se résigna sans trop d'efforts à faire contre mauvaise fortune bon cœur.

     

  • Nécessairement en faute

    « Je vois souvent qu'on nous propose des images de vie, lesquelles ni le proposant, ni les auditeurs n'ont aucune espérance de suivre ni, qui plus est, envie.

    De ce même papier où il vient d'écrire l'arrêt de condamnation contre un adultère, le juge en dérobe un lopin pour en faire un poulet à la femme de son compagnon.(...)

    En toutes les chambrées de la philosophie ancienne ceci se trouvera, qu'un même ouvrier y publie des règles de tempérance et publie ensemble des écrits d'amour et de débauche. (…)

    Il serait à désirer qu'il y eût plus de proportion du commandement à l'obéissance ; et semble la visée injuste, à laquelle on ne peut atteindre.

    Il n'est si homme de bien, (pour peu) qu'il mette à l'examen des lois toutes ses actions et pensées, qui ne soit pendable dix fois en sa vie, voire(1) tel qu'il serait très grand dommage et très injuste de punir et de perdre.

    Et tel pourrait n'offenser point les lois, qui n'en mériterait point la louange d'homme de vertu, et que la philosophie ferait très justement fouetter. (…) 

    L'homme s'ordonne à soi-même d'être nécessairement en faute.»

    (Montaigne Essais livre III chapitre 9 De la vanité)

     

    (1)Le sens est : à dire vrai. Ici je traduirais et même carrément.

    Considérations morales imprégnées de la pensée réformée : nul ne peut être suffisamment juste par ses actes. Mais à l'inverse de la rigueur puritaine, Montaigne admet ce fait humain bien humain avec une certaine tranquillité. En revanche, la tartuferie le gêne, la combinaison d'un affichage puritain et d'une conduite faisant fi de l'éthique.

    Et de fait tout affichage moral outré est le plus souvent fort suspect, Nietzsche et Freud le confirmeront. 

     

  • Par libre élection

    « J'aime la vie privée, par ce que c'est par mon choix que je l'aime, non par disconvenance à la vie publique, qui est, à l'aventure(1), autant selon ma complexion.

    J'en sers plus gaiement mon prince par ce que c'est par libre élection de mon jugement et de ma raison, sans obligation particulière(2), et que je n'y suis rejeté ni contraint pour être irrecevable à tout autre parti et mal voulu(3).  Ainsi du reste.

    Je hais les morceaux que la nécessité me taille.(4) »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 9 De la vanité)

     

    (1)Cette modulation à l'aventure, qui vient souvent sous sa plume, m'évoque l'emploi du terme anglais actually.

    (2)Obligation au sens large de lien. Il ne s'agit pas de coercition, d'injonction objective, mais plutôt du fait de se sentir l'obligé de quelqu'un qui vous a acheté par une faveur, un bienfait.

    (3)Irrecevable et mal voulu : persona non grata.

    (4)Métaphore culinaire. les morceaux qu'on découpe sur la pièce de viande. L'idée c'est : je veux pouvoir choisir mon menu, non pas être contraint de prendre un plat du jour qui ne me convient pas.

     

    Montaigne fit de la politique, oui, mais pas en courtisan ou client. À un moment il choisit un camp, oui, mais en sachant rester recevable à l'autre.

    Il soutint les efforts de la Couronne (Charles IX puis Henri III), parce qu'il lui sembla qu'elle était le mieux à même de maintenir l'unité du pays. Mais cela ne l'empêcha pas de rester en bonne intelligence avec le parti réformé (auquel appartenaient plusieurs de ses voisins et membres de sa famille). Si bien que les uns et les autres lui confièrent des médiations.

    Le seul parti qu'il rejeta fut celui de la Ligue, tenu par la famille de Guise à l'ambition sans scrupules, et responsable principal de la durée et de la violence de ces guerres.

    En tous cas la libre élection du jugement et de la raison : un choix fait en fonction de la raison et du jugement, ce ne serait pas un mauvais principe citoyen, il me semble ...