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Blog - Page 136

  • Un homme mêlé

    « J'ai honte de voir nos hommes(1) enivrés de cette sotte humeur, de s'effaroucher des formes contraires aux leurs : il leur semble être hors de leur élément quand ils sont hors de leur village. Où qu'ils aillent, ils se tiennent à leurs façons et abominent les étrangères.

    Retrouvent-ils un compatriote en Hongrie, ils festoient cette aventure : les voilà à se rallier et se recoudre ensemble, à condamner tant de mœurs barbares qu'ils voient. Pourquoi non barbares, puisqu'elles sont non françaises ? (…)

    Ce que je dis de ceux-là me ramentoit(2), en chose semblable, ce que j'ai par fois aperçu en aucuns(3) de nos jeunes courtisans. Ils ne tiennent qu'aux hommes de leur sorte, nous(4) regardent comme gens de l'autre monde, avec dédain ou pitié. Ôtez-leur les entretiens des mystères de la cour, ils sont hors de leur gibier, aussi neufs pour nous et malhabiles que nous sommes pour eux.

    On dit bien vrai qu'un honnête homme(5) c'est un homme mêlé. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 9 De la vanité)

     

    (1)Les hommes de chez nous. Dans le contexte de son voyage, il s'agit des Français en général, mais la suite de la phrase raille plus largement tous les imbéciles heureux qui sont nés quelque part (pour le dire avec Brassens).

    (2)Me rappelle, littéralement me remet en l'esprit.

    (3)Certains.

    (4)Nous : les gentilshommes de province montés à Paris.

    (5)Le terme d'honnête homme (homo et non vir, redisons-le, hein) apparu à la Renaissance sera d'un grand usage pour les moralistes des siècles suivants. Dans honnête il y a la notion d'honneur. Pour ma part je dirais qu'être honnête homme ou femme, c'est faire honneur à sa qualité d'être humain.

     

    Dans ce savoureux passage se donne libre cours la verve caricaturiste de Montaigne. Qui nous amène en souriant à la magistrale conclusion, résumant l'essentiel de son humanisme, aussi universaliste que non normatif.

    Un passage qu'il fait bon relire en nos temps où nationalismes, wokismes, fondamentalismes, sectarismes de tout poil, se répondent, rivalisent dans une même mal-honnêteté.

     

     

  • C'est toujours mon chemin

    « Moi, qui le plus souvent voyage pour mon plaisir, ne me guide pas si mal. S'il fait laid à droite, je prends à gauche ; si je me trouve mal propre à monter à cheval, je m'arrête. En faisant ainsi, je ne vois à la vérité rien qui ne soit aussi plaisant et commode que ma maison.

    Il est vrai que je trouve la superfluité toujours superflue, et remarque de l'empêchement(1) en la délicatesse même et en l'abondance.

    Ai-je laissé quelque chose à voir derrière moi ? J'y retourne ; c'est toujours mon chemin. Je ne trace aucune ligne certaine, ni droite ni courbe.

    Ne trouvé-je point, où je vais, ce qu'on m'avait dit ? (Comme il advient souvent que les jugements d'autrui ne s'accordent pas aux miens, et les ai trouvés plus souvent faux), je ne plains(2) pas ma peine ; j'ai appris que ce qu'on disait n'y est point. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 9 De la vanité)

     

    (1)De la gêne

    (2)Ne regrette pas.

     

    Je ne vois rien qui ne soit aussi plaisant et commode que ma maison : j'admire (et j'envie) cette positive attitude qui consiste à se sentir partout chez soi, à s'adapter à tous les contextes.

    Il développe ce point dans ce chapitre de manière très concrète à propos de la nourriture, du chauffage, de l'habillement etc. « Soient des assiettes d'étain, de bois, de terre, bouilli ou rôti, beurre ou huile de noix ou d'olive, chaud ou froid, tout m'est un ... » (Cependant Il est vrai que je trouve la superfluité toujours superflue peut laisser entendre ironiquement que certains moments du voyage ont été du genre spartiate …)

    J'ai beau, je l'avoue, n'être guère voyageuse, ne guère m'instruire du monde que par la lecture, l'étude, le cinéma, j'apprécie ce passage. Qui d'ailleurs parle autant de voyage existentiel que de voyage réel.

    En tous cas je le ressens comme quelque chose de très joyeux, de très léger, une ouverture, une façon de prendre tout ce qui vient comme ça vient, et en le savourant. Quelque chose en un mot de vivant. Et de vivifiant.

     

  • Différence comme de la mort à la vie

    « La mort a des formes plus aisées les unes que les autres, et prend diverses qualités selon la fantaisie de chacun.

    Entre les naturelles, celle qui vient d'affaiblissement et appesantissement me semble molle et douce.

    Entre les violentes, j'imagine plus malaiséement un précipice qu'une ruine qui m'accable(1) et un coup de tranchant d'une épée qu'une harquebusade ; et eusse plutôt bu le breuvage de Socrates que de me frapper comme Caton.

    Et, quoique ce soit un, si(2) sent mon imagination différence comme de la mort à la vie, à me jeter dans une fournaise ardente ou dans le canal d'une plate rivière.

    Tant sottement notre crainte regarde plus au moyen qu'à l'effet.

    Ce n'est qu'un instant ; mais il est de tel poids que je donnerais volontiers plusieurs jours de ma vie pour le passer à ma mode. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 9 De la vanité)

     

    (1)Un bâtiment en ruine qui m'écrase. Mais on entend aussi le sens figuré. Choix conscient de cette expression ambiguë, ou expression de l'inconscient ?

    (2)Pourtant

     

    Voilà un passage qui appelle irrésistiblement les vers (oups) de Brassens dans Les funérailles d'antan : J'aimerais mieux mourir dans l'eau dans le feu n'importe où/ Ou à la grande rigueur ne pas mourir du tout.

    Montaigne a toujours allié une véritable obsession de la mort et une aptitude spontanée à savourer la vie. Contradiction ? Paradoxe, plutôt, au sens propre de juxtaposition. Les deux coexistent en lui, et il oscille sans cesse de l'une à l'autre, parfois imperceptiblement, parfois abruptement.

    En fait ce qui lie les deux est sans doute son approche par le corps, la sensation. Le corps est souvent exposé à la réversibilité du plaisir et de la souffrance. Ne serait-ce que dans des choses toutes simples et quotidiennes, comme de passer du malaise d'une grande faim à la douce torpeur de la satiété.

    Cette préoccupation de la mort n'est ainsi ni abstraite ni métaphysique. Elle est effroi devant la souffrance physique potentiellement insoutenable. Un effroi que l'âge, la maladie de la pierre, le contexte violent de son époque contribuent à attiser fortement selon les moments.

    C'est sûr qu'appréhender de mourir d'un coup d'épée ou d'une harquebusade n'avait rien de chimérique, en ce Périgord pris en étau entre Ligueurs et Réformés, exposé des années durant au saccage et à la cruauté.