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Blog - Page 134

  • Leurs affaires et leur ville

    « Messieurs de Bordeaux m'élurent maire de leur ville, étant éloigné de France(1) et encore plus éloigné d'un tel pensement. Je m'en excusai(2), mais on m'apprit que j'avais tort, le commandement du Roi aussi s'y interposant.(...)

    À mon arrivée, je me déchiffrai fidèlement et consciencieusement, tout tel que je me sens être : sans mémoire, sans vigilance, sans expérience, et sans vigueur ; sans haine aussi, sans ambition, sans avarice et sans violence ; à ce qu'ils fussent informés et instruits de ce qu'ils avaient à attendre de mon service.

    Et par ce que la connaissance de feu mon père les avait seule incités à cela, et l'honneur de sa mémoire, je leur ajoutai bien clairement que je serais très marri que chose quelconque fît autant d'impression en ma volonté comme avaient fait autrefois en la sienne leurs affaires et leur ville. (...)

    Il me souvenait l'avoir vu vieil en mon enfance, l'âme cruellement agitée de cette tracasserie publique, oubliant le doux air de sa maison (…) et son ménage et sa santé (…)

    Ce train, que je loue en autrui, je n'aime point à le suivre, et ne suis pas sans excuse. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 10 De ménager sa volonté)

     

    (1)Pendant son voyage à Rome.

    (2)Déclinai la proposition.

     

    Le commandement du Roi : une certaine coquetterie à dire on est venu me chercher, j'avais pas le choix …

    Les jurats de Bordeaux en effet, contents de la façon dont Pierre Eyquem avait assumé sa mandature, pensèrent tout naturellement au fiston.

    Montaigne accepta donc par plaisir d'être estimé, mais aussi par une sorte d'injonction à la piété filiale. On voit ici toutes ses réticences, que l'on pourrait formuler : « OK mon père, avec son sens du devoir, s'est défoncé pour votre ville. Mais il y a laissé sa tranquillité et sa santé. Alors faut pas compter sur moi pour faire pareil. Il n'a pas ménagé sa peine, moi j'entends ménager ma volonté. »

    Quoique : les chiens ne font pas des chats. Réélu au bout d'un premier mandat de deux ans, Montaigne accepta de rempiler, lui aussi par sens de la responsabilité, se sachant un des rares à être capable de calmer le jeu dans la région.

     

  • La gargouille d'une fontaine

    « J'aime l'allure poétique, à sauts et à gambades. C'est une art, comme dit Platon, légère, volage, démoniacle(1). Il est des ouvrages en Plutarque où il oublie son thème, où le propos de son argument ne se trouve que par incident, tout étouffé en matière étrangère.

    O dieu que ces gaillardes escapades, que cette variation a de beauté, et plus lors que plus elle retire(2) au nonchalant et fortuite ! C'est l'indiligent lecteur qui perd mon sujet, non pas moi(…).

    Je vais au change, indiscrètement(3) et tumultuairement. Mon style et mon esprit vont vagabondant de même. Il faut avoir un peu de folie, qui ne veut avoir plus de sottise, disent et les préceptes de nos maîtres et encore plus leurs exemples.(...)

    Le poète, dit Platon, assis sur le trépied des Muses, verse de furie tout ce qui lui vient en la bouche, comme la gargouille d'une fontaine, sans le ruminer et peser, et lui échappe des choses de diverse couleur, de contraire substance et d'un cours rompu.(4) »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 9 De la vanité)

     

    (1)Qui est de l'ordre du daimon, moteur, inspirateur de la création.

    (2)Elle a pour trait, pour caractère.

    (3)Sans chercher à peser, à analyser.

    (4)Non linéaire.

     

    La plupart des chapitres des Essais progressent par successions de coq à l'âne, et celui-ci particulièrement. Montaigne vient de le constater une fois de plus, et il commence par s'en excuser : cette farcissure est un peu hors de mon thème.

    Mais très vite, l'excuse se mue en affirmation, et l'explication en l'exposé de son art poétique, en défense et illustration de son style et de son mode d'écriture.

     

    Ce mode à sauts et à gambades produit chez le lecteur une joie et une légèreté de lire homologues à la joie et à la légèreté d'écrire de Monsieur des Essais.

    En tous cas c'est mon expérience toujours renouvelée avec ce livre. Et c'est pourquoi je reviens régulièrement à la fontaine, m'exposer à l'eau vivifiante qui coule de la gargouille.