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Blog - Page 137

  • Mille contraires visages

    « Je ne laisse rien à désirer et deviner de moi. Si on doit s'en entretenir, je veux que ce soit véritablement et justement. Je reviendrais volontiers de l'autre monde pour démentir celui qui me formerait autre que je n'étais, fût-ce pour m'en honorer.

    Des vivants même, je sens qu'on parle toujours autrement qu'ils ne sont. Et si à toute force je n'eusse maintenu un ami(1) que j'ai perdu, on l'eût déchiré en mille contraires visages. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 9 De la vanité)

     

    (1)La Boétie, qui d'autre ? Son discours de la servitude volontaire publié en 1576 (il avait 18 ans, un Rimbaud de la philosophie politique en quelque sorte) fut interprété par certains comme un appel à instaurer la république en France. Montaigne, fort dit-il de ses nombreux échanges à ce propos avec Labo, a toujours dit que ce n'était pas son propos. (On peut le regretter, mais bon).

     

    En tous cas, ces lignes me paraissent très justes. On ressent toujours un malaise à être pris pour qui on n'est pas (on pense n'être pas). Y compris, c'est vrai, quand on se voit plus considéré qu'on ne juge le mériter.

    Mais cette exposition à l'interprétation n'est-elle pas inhérente au fait de livrer son écrit ?

    Et même, en présence des autres en chair et en os, il est facile de se tromper sur eux, comme de leur donner occasion de se tromper sur soi.

    Ce qui amène d'autres questions : sommes-nous sûrs d'être ce que consciemment nous croyons être ? Et aussi : notre perception interne de nous-mêmes est-elle nécessairement plus juste que la perception extérieure, à travers nos actes ou paroles ?

    Tout ce que nous pouvons en dire d'incontestable, c'est que c'est la nôtre.

     

  • Comme les tortues

    « La décrépitude est qualité solitaire. Je suis sociable jusques à excès. Si(1) me semble-t-il raisonnable que meshuy(1) je soustraie de la vue du monde mon importunité, et la couve à moi seul, que je m'appile(2) et me recueille en ma coque, comme les tortues. » 

    (Montaigne Essais livre III chapitre 9 De la vanité)

     

    (1)Si ou meshuy ont à peu près le même sens, du genre : pourtant, cependant, malgré tout …

    (2)Me cale, me pose.

     

    Le vieillissement porte souvent à la solitude, il me semble aussi.

    Une solitude qui n'est pas le fait des plus jeunes qui tiendraient à l'écart les vieux (en tous cas les pas encore totalement décrépits). Elle correspond bien plutôt, à mon sens, à un mouvement quasi instinctif des vieillissants eux-mêmes.

    C'est pourquoi la métaphore de la tortue, outre sa drôlerie, me paraît fort pertinente. (Pour ma part je t'avoue, lecteur-trice, je me conçois depuis longtemps comme un escargot prompt à se réfugier dans sa coquille, si facilement je suis atteinte par les rugosités de la réalité).

    Les raisons de cet instinctif retrait des gens qui se sentent vieillir ? Le narcissisme il me semble. Non pas nécessairement au sens négatif. Mais on est perturbé et frustré par sa perte d'image, d'énergie, d'allant, par le fait de se sentir devenir plus moche, plus faible, plus insignifiant. Et l'on craint que ce dégoût ou désintérêt n'atteigne les autres, si bien qu'on cesse de trop les rechercher avant qu'ils ne vous fuient.

    Exemple de la balance entre pulsions libidinales, moteurs de l'élan vers les autres, et pulsions d'auto-conservation. Reprendre ce paradigme, que j'ai déjà mentionné souvent, n'est pas radotage de vieille (quoique) mais c'est qu'il me paraît un des plus justes et féconds de la théorie freudienne.

    Cela dit, la tortue n'est pas un si mauvais totem, étant parmi les animaux qui vivent le plus longtemps.

    Pour les escargots je ne sais pas.

     

  • Le voyage de ma vie

    « Mais en un tel âge, vous ne reviendrez jamais d'un si long chemin ?(1)

    Que m'en chaut-il ! Je ne l'entreprends ni pour en revenir, ni pour le parfaire(2) ; j'entreprends seulement de me branler(3), pendant que le branle me plaît. Et me promène pour me promener.

    Ceux qui courent un lièvre ou un bénéfice ne courent pas ; ceux-là courent qui courent aux barres(4), et pour exercer leur course.

    Mon dessein est divisible par tout ; il n'est pas fondé en grandes espérances ; chaque journée en fait le bout. Et le voyage de ma vie se conduit de même. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 9 De la vanité)

     

    (1)Un si long chemin : il s'agit de son voyage à travers l'Europe et jusqu'à Rome (juin 1580- novembre 1581).

    (2)Le terminer, aller au bout.

    (3)Me mettre en mouvement. Sens conservé dans notre moderne s'ébranler.

    (4)Le jeu de barres : c'était une course entre deux camps séparés par des barres au sol.

     

    Ce voyage avait pour but d'aller prendre les eaux pour soigner sa pierre (les gens bien informés disent qu'il était aussi probablement chargé d'une mission diplomatique pour le compte d'un grand seigneur) (à Rome il rencontra le bras droit du pape).

    Mais ce fut aussi, surtout, un voyage philosophique.

    Menant Montaigne loin de sa librairie, il occasionna ce qu'on nommera en bon français un break dans l'écriture des Essais. Pause bénéfique à une décantation, un approfondissement, un regain de créativité dû aux observations, aux rencontres.

    En outre, ce voyage très coûteux (toute une suite de serviteurs et gardes à entretenir, les maisons à louer etc.) l'amena à un certain détachement de l'argent, du souci d'économiser, aussi bien pour ses vieux jours que pour ses héritiers.

    Au total donc, comme en témoignent les lignes ci-dessus, son chemin vers Rome lui ouvrit l'espace à la fois d'un allègement et d'un recentrage sur l'essentiel, le présent.