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Blog - Page 141

  • Au moins sans mentir

    « J'aiguise mon courage vers la patience, je l'affaiblis vers le désir. Autant ai-je à souhaiter qu'un autre, et laisse à mes souhaits autant de liberté et d'indiscrétion; mais pourtant ne m'est-il jamais advenu de souhaiter ni empire ni Royauté, ni l'éminence de ces hautes fortunes et commanderesses. Je ne vise pas de ce côté-là, je m'aime trop.

    Quand je pense à croître, c'est bassement, d'une accroissance contrainte et couarde, proprement pour moi, en résolution, en prudence, en santé, en beauté, et en richesse encore.

    Mais ce crédit, cette autorité si puissante foule mon imagination(1). Et, tout à l'opposite de l'autre(2), m'aimerais à l'aventure mieux deuxième ou troisième à Périgueux que premier à Paris ; au moins, sans mentir, mieux troisième à Paris, que premier en charge.

    Je ne veux ni débattre avec un huissier de porte, misérable inconnu, ni faire fendre en adoration les presses où je passe. Je suis duit à un étage moyen(3), comme par mon sort, aussi par mon goût(4). »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 7 De l'incommodité de la grandeur)

     

    (1)Jolie métaphore, cette foulure d'imagination. Rostand (réminiscence ou citation?) en utilise une fort proche, pour une réplique de Roxane à Christian dans la célèbre scène du balcon de Cyrano de Bergerac : Vous avez la goutte à l'imaginative.

    (2)Il s'agit de César (il faut remplacer Paris par Rome, of course).

    (3)Duit : du verbe latin ducere, qui signifie conduire, entraîner. On pourrait traduire : je penche pour l'étage du milieu.

    (4)Comme/aussi : du latin tam/quam. Ce procédé du calque d'expressions latines est fréquent dans l'écriture de Montaigne. C'est à la fois un réflexe, puisque le latin a été, dit-il, ma langue mienne maternelle, mais aussi, à mon avis, une petite coquetterie de style.

     

    On n'a aucune raison de douter de la sincérité de ces lignes. Il a prouvé en effet qu'il n'était pas du genre à (trop) faire sa cour pour s'élever. Et par ailleurs sa tranquillité d'esprit lui était très chère (cf Je m'aime trop).

    Néanmoins il est évident que ce chapitre sur l'incommodité de la grandeur n'est pas sans rapport avec la méthode Coué. La référence à la moyenne, ou, comme il dit ailleurs, la médiocrité, n'est pas toujours exempte d'un certain dépit.

    Certes il ne se serait pas abaissé pour monter, comme tant d'autres, mais si la grandeur était venue à lui d'elle-même, bon, hein …

     

  • La mercadence et la trafique

    « Notre monde vient d'en trouver un autre (et qui nous répond si c'est le dernier de ses frères, puisque les Démons, les Sibylles et nous, avons ignoré celui-ci jusqu'asteure ?) non moins grand, plein et membru que lui. (…)

    Si nous concluons bien de notre fin (…) cet autre monde ne fera qu'entrer en lumière quand le nôtre en sortira. (…)

    Bien crains-je que nous aurons bien fort hâté sa déclinaison(1) et sa ruine par notre contagion, et que nous lui aurons bien cher vendu nos opinions et nos arts. (…)

    (Nous) ne l'avons pratiqué par notre justice et notre bonté, ni subjugué par notre magnanimité.(...)

    Au rebours, nous nous sommes servis de leur ignorance et inexpérience à les plier plus facilement vers la trahison, luxure, avarice et vers toute sorte d'inhumanité et de cruauté, à l'exemple et patron de nos mœurs.

    Qui mit jamais à tel prix le service de la mercadence(2) et de la trafique ? Tant de villes rasées, tant de nations exterminées, tant de millions de peuples passés au fil de l'épée, et la plus belle et la plus riche partie du monde bouleversée pour la négociation des perles et du poivre ! »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 6 Des coches)

     

    (1)Son déclin.

    (2)Mercantilisme. Mais mercadence est beaucoup plus riche de connotations je trouve, il sonne comme un mot-valise : un mercantilisme qui provoque la décadence, la chute.

     

    Montaigne ici au sommet de son intelligence visionnaire, de sa lucidité, de sa conviction humaniste.

    S'il avait vu se déployer toutes les autres colonisations qui suivirent, combien il aurait été conforté dans la sévérité de son jugement ...

    Sans compter, dans l'actuelle mondialisation, l'inégalité des échanges (qui n'est plus le fait des seuls pays d'Europe : Chine, USA, Russie, ne sont pas en reste). Une inégalité non seulement scandaleuse, mais surtout absurde, car si elle fait à court terme le jeu de quelques puissances cyniques, à moyen terme elle est tout simplement suicidaire pour l'humanité entière.

     

  • Et mon livre en moi

    « Il me vient à propos d'écrire chez moi, en pays sauvage, où personne ne m'aide ni me relève(1), où je ne hante communéement homme qui entende le latin de son patenôtre, et de français un peu moins.

    Je l'eusse fait meilleur ailleurs, mais l'ouvrage eût été moins mien ; et sa fin principale et perfection, c'est d'être exactement mien.

    Je corrigerais bien une erreur accidentale (…) mais les imperfections qui sont en moi ordinaires et constantes, ce serait trahison de les ôter.

    Quand on m'a dit ou que moi-même me suis dit : Tu es trop épais en figures(2). Voilà un mot du cru de Gascogne. Voilà une phrase dangereuse (je n'en refuis aucune de celles qui s'usent parmi les rues françaises ; ceux qui veulent combattre l'usage par la grammaire se moquent). Voilà un discours ignorant. Voilà un discours paradoxe. En voilà un trop fol. Tu te joues souvent ; on estimera que tu dies à droit(3) ce que tu dis à feinte.

    -Oui, fais-je ; mais je corrige les fautes d'inadvertance, non celles de coutume. Est ce pas ainsi que je parle par tout ? me représente-je pas vivement ? suffit ! J'ai fait ce que j'ai voulu : tout le monde me reconnaît en mon livre, et mon livre en moi ».

    (Montaigne Essais livre III chapitre 5 Sur des vers de Virgile)

     

    (1)Ne me corrige.

    (2)Tu surcharges de figures de style.

    (3)Sérieusement.

     

    Voilà un des quelques passages des Essais où Montaigne se donne à voir dans son travail d'écriture. Il le fait avec toute sa verve, dans ce dialogue entre soi et soi. Dialogue entre sa spontanéité à écrire et le regard surplombant et normatif qu'il prête au lecteur inconnu, se fondant sur les retours qu'on lui a faits.

    L'occasion de revendiquer son choix : écrire à sa façon. On sent sa jubilation à ne pas l'envoyer dire à son surmoi-lecteur-supposé. Suffit ! J'ai fait ce que j'ai voulu.

    Ici il s'agit du style. De nombreux autres passages sur le travail d'écrire parlent plutôt du contenu, du choix des thèmes.

    Mais Montaigne a su (et ce n'est pas le moindre aspect de son génie) que, plus que les thèmes, c'est le style qui était décisif dans son projet si personnel.

    Car ainsi que le dira Victor Hugo « le style c'est l'homme ».