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Blog - Page 138

  • D'un coin du monde à l'autre

    « Je sais que l'amitié a les bras assez longs pour se tenir et joindre d'un coin du monde à l'autre. (…)

    Si nous ne jouissons que de ce que nous touchons, adieu nos écus quand ils sont en nos coffres, et nos enfants s'ils sont à la chasse !

    Nous les voulons plus près. Au jardin, est-ce loin ? À une demi-journée ? Quoi, dix lieues, est-ce loin ou près ? Si c'est près quoi onze, douze, treize ? Et ainsi pas à pas. (…)

    En la vraie amitié, de laquelle je suis expert, je me donne à mon ami plus que je ne le tire à moi. Je n'aime pas seulement mieux lui faire bien que s'il m'en faisait, mais encore qu'il s'en fasse (plutôt) qu'à moi : il m'en fait lors le plus, quand il s'en fait.

    Et si l'absence lui est ou plaisante ou utile, elle m'est bien plus douce que sa présence ; et(1) ce n'est pas proprement absence, quand il y a moyen de s'entr'avertir.(2) »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 9 De la vanité)

     

    (1)La conjonction prend ici un sens fort : et de plus, et en outre.

    (2)De communiquer. En l'absence de téléphone, emails ou réseaux sociaux, il parle bien sûr de communication par messages confiés à quelque courrier ... Ou de son écrit que des amis liront, qui sait.

     

    La vraie amitié, de laquelle je suis expert. C'est ici un des très rares passages des Essais où Montaigne revendique une quelconque expertise, à l'opposé de son propos fondamental : Que sais-je ?

    Je sais une chose que je ne sais rien disait paraît-il Socrate. Moi pareil, dit Montaigne.

    Quoique. Il y a au moins une chose que je sais : l'amitié. C'est qu'il se sait marqué à jamais par celle qu'il a partagée avec Etienne de La Boétie.

    Allez, pour le plaisir :

    Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens bien que cela ne se peut exprimer, qu'en répondant : "parce que c'était lui, parce que c'était moi". 

    (Essais I, 28 De l'amitié)

     

  • Universelle et commune

    « Non parce que Socrate l'a dit, mais parce qu'en vérité c'est mon humeur, et à l'aventure non sans quelque excès, j'estime tous les hommes mes compatriotes, et embrasse un Polonais comme un Français, postposant cette liaison nationale à l'universelle et commune. (…)

    Nature nous a mis au monde libres et déliés ; nous nous emprisonnons en certains détroits ; comme les Rois de Perse, qui s'obligeaient de ne boire jamais autre eau que celle du fleuve de Choaspez, renonçaient par sottise à leur droit d'usage en toutes les autres eaux, et asséchaient pour leur regard tout le reste du monde. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 9 De la vanité)

     

    C'est peu dire que de telles phrases résonnent par les temps que nous vivons.

    Sottise, assèchement du regard, et méconnaissance des liens qui fondent en nous l'humanité : tel est le nationalisme.

    Nous nous emprisonnons en certains détroits : ça c'est seulement dommage pour nous, mais, plus grave, nous en refusons l'accès aux autres humains que nature a mis au monde libres et déliés, eux aussi, tout autant que nous.

    Nous sommes français, polonais, européens, eux ne le sont pas, mais la chose première et essentielle, c'est que nous sommes des êtres humains, eux et nous. Nous sommes, eux et nous, devant des urgences à affronter, qui touchent l'humanité entière. C'est à cette échelle-là que nous devons raisonner et agir, nous avec eux, eux avec nous.

    La liaison nationale passe après, est postposée à la liaison universelle : si nous oublions cela, nous serons peut être toujours français, polonais, européens, mais serons-nous encore humains ?

     

  • Une profondeur muette et obscure

    « Les guerres civiles ont cela de pire que les autres guerres, de nous mettre chacun en échauguette dans sa propre maison. C'est grande extrémité d'être pressé jusque dans son ménage et repos domestique. (…)

    Je tire par fois le moyen de me fermir contre ces considérations, de la nonchalance et la lâcheté(1) ; elles nous mènent aucunement(2) à la résolution.

    Il m'advient souvent d'imaginer avec quelque plaisir les dangers mortels et les attendre ; je me plonge la tête baissée stupidement dans la mort, sans la considérer et reconnaître, comme dans une profondeur muette et obscure, qui m'engloutit d'un saut et accable en un instant d'un puissant sommeil, plein d'insipidité et indolence(3). »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 9 De la vanité)

     

    (1)Non le fait d'être lâche, mais ce qu'on appellerait aujourd'hui le lâcher-prise.

    (2)Latinisme : d'une certaine façon.

    (3)Sans aucune sensation consciente ni douleur.

     

    Passage sombre et angoissé, qui en dit long sur la fatigue psychique de Montaigne après toutes ces années de guerres de religion. On le voit user, pour juguler l'angoisse de la mort, d'un procédé psychologique que l'on pourrait qualifier d'auto-hypnose.