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Blog - Page 142

  • Voici nos dernières accolades

    « Je m'ennuie que mes Essais servent les dames de meuble commun seulement, et de meuble de salle. Ce chapitre me fera du cabinet.(1)

    J'aime leur commerce un peu privé. Le public est sans faveur et saveur.

    Aux adieux, nous échauffons outre l'ordinaire l'affection envers les choses que nous abandonnons. Je prends l'extrême congé des jeux de ce monde, voici nos dernières accolades. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 5 Sur des vers de Virgile)

     

    (1)Le cabinet privé, où ont lieu en privé des entretiens (et plus si affinités).

     

    Montaigne consacre en effet ce chapitre à l'amour, ou, comme il le formule, à l'action génitale. Il en parle de manière très franche et directe, ce qui donne des moments assez lestes. Il y a aussi des moments sociologiques, pointant les défauts d'une société où les relations entre sexes sont injustes et inégalitaires.

    Mais comme il le dit ici, ce chapitre a surtout pour objet, sur un plan tout personnel, son « adieu aux dames ». Si bien qu'il est empreint d'une nostalgie parfois poignante.

     

  • Comme le gui sur un arbre mort

    « Puisque c'est un privilège de l'esprit de se ravoir de la vieillesse, je lui conseille, autant que je le puis, de le faire ; qu'il verdisse, qu'il fleurisse ce pendant, s'il peut, comme le gui sur un arbre mort.

    Je crains que c'est un traître : il s'est si étroitement affréré(1) au corps qu'il m'abandonne à tous coups pour le suivre en sa nécessité. (…)

    J'ai beau essayer de le détourner de cette colligeance(2), et lui présenter et Sénèque, et Catulle(3), et les dames, et les danses royales ; si son compagnon a la colique, il semble qu'il l'ait aussi. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 5 Sur des vers de Virgile)

     

    (1)Du mot frère. Le corps et l'esprit sont comparés à des jumeaux qui ne peuvent rester longtemps séparés.

    (2)Cette liaison intime.

    (3)Sénèque le stoïcien pour affronter la douleur, Catulle le poète licencieux pour s'en distraire.

     

    Un privilège de l'esprit de se ravoir de la vieillesse : puisque la vieillesse affaiblit le corps, lui impose restrictions et souffrances, c'est l'occasion d'essayer accorder plus de place à l'esprit. Donc je lui conseille de le faire.

    Mais voilà l'esprit ne peut que trahir ce désir, je crains que c'est un traître. Car il fait corps avec le corps, étroitement affréré à lui.

    La condition humaine consiste en l'impossibilité de dissocier le corps et l'esprit (ou quel que soit le nom qu'on leur donne : sensation et pensée, soma et psyché etc.)

    C'est sympa dans la jeunesse, ça va de soi, l'un et l'autre verdissent et fleurissent, en eux circule avec la même liberté la sève de la vie.

    Mais quand l'automne arrive, la circulation devient un peu moins fluide et harmonieuse : faut adapter son mode de conduite, ses itinéraires ...

     

  • Des Essais en chair et en os

    « Je courrais d'un bout du monde à l'autre chercher un bon an de tranquillité plaisante et enjouée, moi qui n'ai d'autre fin que vivre et me réjouir. La tranquillité sombre et stupide se trouve assez pour moi, mais elle m'endort et entête ; je ne m'en contente pas.

    S'il y a quelque personne, quelque bonne compagnie aux champs, en la ville, en France ou ailleurs, resseante(1) ou voyagère, à qui mes humeurs soient bonnes, de qui les humeurs me soient bonnes, il n'est que de siffler en paume, j'irai leur fournir des essais en chair et en os. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 5 Sur des vers de Virgile)

     

    (1)Qui reste sur son siège, donc casanière.

    Chaque fois que je relis ce passage, il m'émeut à nouveau. Même s'il est exprimé avec la pudeur et la légèreté de l'humour, je suis profondément touchée par ce désir de Montaigne que son lecteur virtuel, là-bas de l'autre côté des mots qu'il écrit, trouve une incarnation. Ce désir d'une rencontre face à face, en chair et en os.

    Et chaque fois j'ai envie de répondre, à cet ami dont les humeurs me sont si bonnes et bienfaisantes, j'ai envie de lui dire par-delà le temps : je suis là, venez.

    L'ennui c'est que je ne sais pas siffler.