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Blog - Page 127

  • A rien

    « Quelquefois on me demandait à quoi j'eusse pensé être bon, qui se fût avisé(1) de se servir de moi pendant que j'en avais l'âge*.

    -'' À rien '', fis-je. Et m'excuse volontiers de ne savoir faire chose qui m'esclave à autrui.

    Mais j'eusse dit ses vérités à mon maître, et eusse contrerôlé ses mœurs, s'il eût voulu. Non en gros, par leçons scholastiques, que je ne sais point (et n'en vois naître aucune vraie réformation en ceux qui les savent), mais en les observant pas à pas, à toute opportunité(2), et en jugeant à l'œil pièce à pièce, simplement et naturellement, lui faisant voir quel il est en l'opinion commune, m'opposant à ses flatteurs.

    Il n'y a nul de nous qui ne valut moins que les rois(3), s'il était ainsi continuellement corrompu, comme ils sont de cette canaille de gens. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)Si l'on s'était avisé, si l'on avait eu l'idée.

    (2)En toute circonstance.

    (3)N'importe qui vaudrait aussi peu que les rois.

     

    Messieurs et mesdames du conseil en communication, si vous lisez Montaigne … (On peut rêver).

    Il ne faut pas avoir l'ouïe très fine ici pour entendre les non-dits. Regret d'une belle carrière de conseiller (qui lui aurait entre autres gratifications donné l'occasion de satisfaire à la piété filiale en accomplissant le projet formé pour lui par Papa Eyquem).

    Et plus encore regret de n'avoir pu être utile, de n'avoir pu mettre ses aptitudes (clairvoyance, jugement, sens de la modération et de la médiation), au service d'un pays qui en aurait bien eu besoin. Mais pour cela il fallait s'esclaver, manier la flatterie, bref renoncer à sa splendeur de liberté.

    Pourtant, comme je le sens peser lourd, en regrets, en orgueil blessé, en sentiment d'inutilité, ce lapidaire À rien

     

    *Ici une citation de Virgile déplorant avec nostalgie la force perdue de la jeunesse, grignotée par l'envieuse vieillesse.

     

  • Haine à cette arrogance

    « Encore faut-il quelque degré d'intelligence à pouvoir remarquer qu'on ignore, et faut pousser à une porte pour savoir qu'elle nous est close. (…)

    Ainsi en cette (question) de se connaître soi-même (…). Moi qui ne fais autre profession, y trouve une profondeur et variété si infinie, que mon apprentissage n'a autre fruit que de me faire sentir combien il me reste à apprendre.

    À ma faiblesse si souvent reconnue je dois l'inclination que j'ai à la modestie, l'obéissance des créances(1) qui me sont prescrites, à une constante froideur et modération d'opinions, et la haine à cette arrogance importune et querelleuse, se croyant et fiant toute à soi, ennemie capitale de discipline et de vérité. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)Croyances, au sens large : choses auxquelles se fier.

     

    Ce passage montre l'aversion de Montaigne pour ce que G. de Staël appellera l'esprit de parti. Il nous donne ainsi la clé des options modérées (ou mieux, médianes, médiatrices) de Montaigne en politique et en religion. Une clé donnée en deux mots : discipline et vérité.

    La vérité jamais acquise, à chercher, toujours, sans cesse, contre certitudes, évidences, dogmatismes. Au contraire de notre attitude quand, déçu de ne pouvoir forcer la porte close, on va se précipiter vers celle qui s'ouvre toujours et facilement. Sur quoi donne-t-elle ?

    Sur la volonté de Dieu, c'est à dire l'asile de l'ignorance, comme le balance tranquillement Spinoza dans l'une de ses plus nettes formules.*

    La discipline, elle, consiste à modérer ses opinions pour aller à l'encontre d'un orgueil instinctif, une arrogance importune (je dirais encombrante, contre-productive) de savoir tout, et mieux que personne. Et par là, encore plus important, l'effort de modérer ses opinions, de garder la tête froide, permet d'éviter l'humeur querelleuse et ce qui s'ensuit en dégâts sur les sociétés.

    Mais ne pas croire que cette attitude posée et distanciée soit de la mollesse, de la démission.

    La modération de Montaigne repose au contraire sur une passion (cf la forte expression de haine à cette arrogance), celle de la justesse (passion intellectuelle) et de sa sœur jumelle la justice (passion éthique, active).

     

    *Éthique (Appendice de la partie I). Il ne s'agit pas, bien sûr, uniquement des dieux homologués comme tels, ceux des religions labellisées comme telles.  Il s'agit de tout ce que l'on se met à placer en position d'absolu indiscutable.

     

  • Il fait son jeu à part

    « Le jugement tient chez moi un siège magistral, au moins il s'en efforce soigneusement ; il laisse mes appétits aller leur train, et la haine et l'amitié, voire et celle que je me porte à moi-même, sans s'en altérer et corrompre.

    S'il ne peut réformer les autres parties selon soi, au moins ne se laisse-t-il pas difformer à elles : il fait son jeu à part. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    Quelques décennies avant Spinoza, Montaigne développe ici la même conviction éthique : la perfection morale importe peu, ce n'est jamais au fond qu'un truc entre soi et soi. Un problème narcissique d'Ich-Ideal (dira Freud pour sa part). Ce qui compte est comment on agit.

    C'est pourquoi le jugement est considéré ici non tant comme faculté intellectuelle ou morale que comme le moyen de se déterminer, d'arrêter concrètement une conduite. Ainsi lorsque le tribunal rend un jugement, un arrêt, qui doit être suivi d'effets.

    La question, comme pour Spinoza, n'est donc pas de supprimer les affects (impossible de toutes façons), mais de s'efforcer soigneusement de réduire leur éventuelle nocivité envers soi et les autres. Avec la raison pour juge de paix.