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Blog - Page 126

  • Avec faim et allégresse

    « Et sain et malade, je me suis volontiers laissé aller aux appétits qui me pressaient. Je donne grande autorité à mes désirs et propensions. Je n'aime point à guérir le mal par le mal ; je hais les remèdes qui importunent plus que la maladie.

    D'être sujet à la colique et sujet à m'abstenir du plaisir de manger des huîtres, ce sont deux maux pour un. Le mal nous pince d'un côté, la règle de l'autre. Puisqu'on est au hasard de se méconter(1), hasardons-nous plutôt à la suite du plaisir.

    Le monde fait au rebours, et ne pense rien utile qui ne soit pénible. La facilité lui est suspecte. (…)

    Quoi que je reçoive désagréablement me nuit, et rien ne me nuit que je fasse avec faim et allégresse ; je n'ai jamais reçu nuisance d'action qui m'eût été bien plaisante. Et si(2) ai fait céder à mon plaisir, bien largement, toute conclusion médicinale. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)Puisqu'on court le risque de se tromper.

    (2)Et par conséquent.

     

    Rien ne me nuit que je fasse avec faim et allégresse : la joie est puissance, dirait Spinoza.

    Hasardons-nous à la suite du plaisir : choix du placebo, au sens propre.

    Il est clair que Montaigne fanfaronne un peu ici (c'est de bonne guerre). Évidemment un tel comportement finira souvent par trouver sa limite devant la force inverse, la destructivité que met en œuvre la maladie.

    Si bien que lorsque la médication est possible, son efficacité prouvée, aussi désagréable soit-elle, le principe de réalité n'est pas une mauvaise option. Selon la constatation freudienne, c'est un bon moyen de faire durer le plaisir (en l'occurrence celui de vivre).

    Mais à l'époque de Montaigne, on peut le lui accorder, préférer le placebo disons que c'est toujours ça de pris, si l'on veut, encore un peu, vivre heureux en attendant la mort, pour le dire avec (l'immortel) Desproges.

     

  • Un cheval ou un chien perdu

    « C'est raison qu'ils prennent la vérole s'ils la veulent savoir panser. Vraiment je m'en fierais à celui-là(1). Car les autres nous guident comme celui qui peint les mers, les écueils et les ports, étant assis sur sa table et y fait promener le modèle d'un navire en toute sûreté. Jetez-le à l'effet(2), il ne sait par où s'y prendre.

    Ils font telle description de nos maux que fait un trompette de ville qui crie un cheval ou un chien perdu : tel poil, telle hauteur, telle oreille ; mais présentez le lui, il ne le connaît pas pourtant(3).

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)Celui parmi les médecins qui ferait cela : attraper la maladie qu'il lui faut soigner.

    (2)Dans la réalité de la situation.

    (3)Il ne le reconnaît pas pour autant.

     

    Bon on est d'accord ce point de vue se discute. Ce qui fait le bon praticien n'est pas d'être malade comme le malade, mais de savoir l'écouter, pour adapter son savoir (théorique et pratique, acquis par l'expérience du métier), le moduler en fonction du patient réel et de ses besoins. Encore faut-il bien sûr posséder un savoir : il était très limité dans le cas des médecins auxquels Montaigne avait à faire.

    Sa lassitude, son agacement, je les comprends. Même hors situation de maladie, on peut élargir le propos. Que de fois dans un souci, une douleur, un conseilleur (bien intentionné ?) prétend vous guider, telle une maquette de navire, étant assis sur sa table. (Et bien content de voir ça de loin).

    Certes on ne lui demande pas de s'embarquer avec vous au milieu des écueils bien réels dans les ballottements des vagues bien réelles qui vous malmènent (surtout qu'il n'y montrerait qui sait pas davantage de zénitude que vous). Mais qu'au moins il admette votre façon de vivre les choses. Que tout simplement il vous respecte, vous et vos soucis, tout négligeables qu'il les juge (puisque n'étant pas les siens).

     

  • Proprement sur son fumier

    « En fin, toute cette fricassée que je barbouille ici n'est qu'un registre des essais de ma vie, qui est, pour l'interne santé, exemplaire assez, à prendre l'instruction à contrepoil.

    Mais quant à la santé corporelle, personne ne peut fournir d'expérience plus utile que moi, qui la présente pure, nullement corrompue et altérée par art et par opination(1). L'expérience est proprement sur son fumier au sujet de la médecine, où la raison lui quitte(2) toute la place. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)Art au sens de complication oiseuse. Quant à l'opination, elle est, je dirais, obstination à opiner à quelques notions jamais remises en question. Ainsi à l'époque le fétichisme de la saignée, malgré les démentis apportés par l'expérience à la valeur fort discutable de cette thérapeutique ...

    (2)Lui cède.

     

    La première phrase garde encore le ton désabusé des pages qui ont précédé : j'écris mes essais, je raconte mes expériences, mais surtout ne calquez pas vos choix et attitudes sur mon exemple, vous n'iriez pas loin.

    Et puis le propos va se relancer, à partir de l'expérience centrale en ces dernières années de sa vie (ce chapitre III, 13 est le dernier du livre), la seule qu'il lui reste à vivre, dira-t-il. À vivre et à travailler par l'écriture.

    Ironiser sur la médecine est ainsi un moyen, à mesure que s'aggrave sa maladie de la pierre, de mettre à distance autant que faire se peut la souffrance, l'angoisse de mort.

    Le mot fumier est à cet égard une belle trouvaille.

    Ironie cinglante : les médecins exercent leur art non dans un domaine (mot que l'on aurait attendu) mais sur le fumier. Tels des ânes, des porcs ? Manière en tous cas de laisser entendre que ce ne sont que de gros bourrins.

    Mais derrière l'ironie se profile il me semble l'évocation, aussi discrète que tragique, d'un autre fumier : 

    Et l'Adversaire, quittant la présence du Seigneur, frappa Job d'une lèpre maligne depuis la plante des pieds jusqu'au sommet de la tête. Alors Job prit un tesson pour se gratter et s'installa parmi les ordures. (livre de Job, chap 2, v.7-8)