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Blog - Page 122

  • En son dernier décours

    « J'ai un dictionnaire tout à part moi : je passe le temps quand il est mauvais et incommode ; quand il est bon, je ne le veux pas passer, je le retâte, je m'y tiens. Il faut courir le mauvais et se rasseoir au bon.

    Cette phrase ordinaire de « passe-temps » et de « passer le temps » représente l'usage de ces prudentes gens, qui ne pensent pas avoir meilleur compte de leur vie que de la couler et échapper, de la passer, gauchir, et, autant qu'il est en eux, ignorer et fuir, comme chose de qualité ennuyeuse et dédaignable.

    Mais je la connais autre, et la trouve et prisable et commode, voire en son dernier décours, où je la tiens ; nous l'a nature mise en mains (...)

    Je me compose pourtant à la perdre sans regret, mais comme perdable de sa condition, non comme moleste(1) et importune. Aussi sied il proprement bien de ne se déplaire à mourir qu'à ceux qui se plaisent à vivre. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)Pesante, pénible à supporter.

     

    Ne se déplaire à mourir : du bon usage d'une double négation.

    Dé-plaire inscrit un signe négatif. C'est clair : envisager sa mort n'est pas une partie de plaisir. Mais le deuxième signe négatif renverse la proposition. Une double négation équivaut à une affirmation.

    La négation du déplaisir ouvre ainsi dans le mur de la mort la brèche par où laisser s'infiltrer encore le courant de la vie.

    Quand je danse je danse : je fais, dans chaque présent, ce qui se présente à faire, je le fais de toute ma présence vivante. Quand il s'agira de mourir, il en sera de même. Jusqu'à l'extrême limite du dernier souffle.

    Tel est le désir (ou l'effort : je me compose) de Montaigne, qui va une fois de plus chercher du côté d'Epicure son viatique.

     

  • Vivre à propos

    « Nous sommes de grands fols :

    ''Il a passé sa vie en oisiveté, disons-nous ; je n'ai rien fait aujourd'hui.

    - Quoi, avez-vous pas vécu ? C'est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations.

    - Si on m'eût mis au propre des grands maniements, j'eusse montré ce que je savais faire.

    - Avez-vous su méditer et manier votre vie ? Vous avez fait la plus grande besogne de toutes.(...) 

    Notre grand et glorieux chef d'œuvre, c'est vivre à propos. Toutes autres choses, régner, thésauriser, bâtir, n'en sont qu'appendicules et adminicules pour le plus.(1) »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    (1)Petits appendices et petits compléments tout au plus.

     

    Ce dialogue ne manque pas de nous évoquer celui qui a discuté de la valeur stylistique et thématique des Essais (III, 5 Sur des vers de Virgile cf note du 7 déc Et mon livre en moi). Même entrée en scène, ici aussi, du surmoi avec ses exigences culpabilisantes : il aurait fallu faire, réussir de grandes choses, et surtout, pour satisfaire à l'image d'un Moi Idéal, avoir montré ce que je savais faire.

    Une voix, comme venue de l'extérieur, et pourtant parlant du plus intime, vient répondre. La vie, pour quoi faire ? Pour vivre, c'est tout. Et c'est totalement suffisant.

    Et c'est ainsi que l'oisiveté devient la vie à propos, qui saisit en chaque moment un moment opportun pour accomplir l'essentiel : être soi. (cf la dernière fois)

    Terme-clé pour Montaigne, l'oisiveté correspond à l'otium latin. Non pas la paresse, mais le fait d'échapper au neg-otium, la soumission aux contraintes d'où qu'elles viennent. Il a eu la chance (pas donnée à tout le monde, ni à son époque il le reconnaît, ni à la nôtre) de pouvoir se le permettre une bonne partie de sa vie.

    C'est en tous cas le tournant qu'il prend au moment où il commence ce qui deviendra son œuvre, comme en témoigne la déclaration solennelle notée sur le mur d'entrée de sa librairie. Le texte, écrit en latin, se termine précisément sur les mots et otio consecravit (otium traduit ici par loisirs).

    « L'an du Christ 1571, âgé de trente huit ans, la veille des calendes de Mars, anniversaire de sa naissance, Michel de Montaigne, las depuis longtemps déjà de sa servitude au Parlement et des charges publiques, en pleines forces encore se retira dans le sein des doctes vierges(1) où, en repos et sécurité, il passera les jours qui lui restent à vivre. Puisse le destin lui permettre de parfaire cette habitation des douces retraites de ses ancêtres, qu'il a consacrées à sa liberté, à sa tranquillité, à ses loisirs ! »

    (1)Les Muses.

     

  • En un beau verger

    « Quand je danse, je danse ; quand je dors, je dors ; voire et quand je me promène solitairement en un beau verger, si mes pensées se sont entretenues des occurrences étrangères quelque partie du temps, quelque autre partie je les ramène à la promenade, au verger, à la douceur de cette solitude et à moi. »

    (Montaigne Essais livre III chapitre 13 De l'expérience)

     

    Comme il a réuni au plafond de sa librairie (son ciel personnel, je l'ai déjà dit) les mots de philosophes grecs et latins et d'auteurs bibliques, dans ce beau verger Montaigne réalise la synthèse du jardin d'Éden et du jardin d'Épicure. Un beau verger où cueillir, en son temps, chacun des fruits du jour.

    C'est un lieu où goûter l'alternance vitale dont je parlais la dernière fois. Elle s'inscrit dans le temps (quelque partie du temps, quelque autre partie) et sur le mode de l'alternance cueillette des occurrences étrangères/ recueillement en soi.