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Blog - Page 205

  • (12/12) Let it be

     

    « Ils sont achevés, les ciels, la terre et toute leur troupe.

    Elohim achève au jour septième son ouvrage qu'il avait fait.

    Il chôme, le jour septième, de tout son ouvrage qu'il avait fait. »

    (Genèse chap.2 v.1-2, trad. A. Chouraqui)

     

    Chouraqui dit chômer, souvent on dit se reposer. Ni l'un ni l'autre ne suffisent à rendre compte de toutes les implications du terme. Elohim a fait, et puis il ne fait plus. Il arrête de faire.

    Au jour septième où en arrive le texte, Elohim n'a plus rien à faire, il a achevé tout son ouvrage (faut être Elohim, hein, pour être sûr de ça, avoir tout fait). Qu'est-ce que j'peux faire j'ai rien à faire, serine Anna Karina dans Pierrot le fou.

    Moins dépressif qu'elle sans doute (ou les auteurs bibliques moins dépressifs que Godard) il va se satisfaire de ne rien faire. Sauf qu'en fait ce faire-pas qui débute au septième jour n'est pas exactement ne rien faire (ou en tous cas il oblige à considérer la subtilité du mot rien cf 2/12).

     

    Ce chômage génétique (je veux dire du livre de la Genèse), c'est l'idée de laisser-faire. Durant les six jours précédents, les éléments ont été posés, il y a désormais matière à faire, pourrait-on dire.

    Matière organisée selon un logiciel : système d'alternance temporelle, classification des éléments, puis des êtres vivants, végétaux et animaux.

    Les vivants sont équipés en prime d'un moteur autonome, apte à entretenir un cycle, un mouvement perpétuel.

    « … toute l'herbe semant semence, sur les faces de toute la terre, et tout l'arbre avec en lui fruit d'arbre, semant semence. » (Gen chap.1 v.29)

    « Elohim fait le vivant de la terre pour son espèce, la bête pour son espèce et tout reptile de la glèbe pour son espèce. » (v.25)

    Ah tiens, pourquoi le reptile à part ? dira le lecteur naïf. Mais celui qui connaît la suite de l'histoire admirera l'art narratif.

    Ainsi l'auteur de polar glisse un détail dans un flot d'informations, histoire de noyer le poisson. Et après coup le lecteur comprend que c'était un sacré indice.

    Sauf qu'ici le vrai lézard n'est pas le fait de ce pauvre reptile.

     

    « Elohim crée le glébeux (l'adam) à sa réplique, à la réplique d'Elohim, il le crée, mâle et femelle il les crée. Il les bénit, leur dit Fructifiez, multipliez, emplissez la terre ...» (v.27-28)

    Bon jusqu'ici tout va bien, non ? Attends, lecteur, voici venir le bug du programme, le grain de sable dans les rouages.

    « ... conquérez-la, assujettissez le poisson de la mer, le volatile des ciels, tout vivant qui rampe sur la terre. » Conquerrez, assujettissez : c'est du lourd.

    Genre « à partir de maintenant à vous, ce jour huitième est celui de vous humanité, allez-y lâchez-vous, et après moi le dél … Euh je veux dire let it be. »

     

    Certes j'ai sur les auteurs du 6° avt JC l'avantage de connaître la suite. Mais quand même, imaginer un Elohim qui remette un tel chèque en blanc à des gens qu'il connaissait ni d'Ève ni d'Adam, perso je suis peut être parano, mais en vérité je vous le dis : ça me serait pas venu à l'esprit.

     

  • (11/12) Matin

     

    Il y eut un soir, il y eut un matin. Premier jour.

    Il y eut un soir, il y eut un matin. Deuxième jour.

    Il y eut etc. etc. (jusqu'au sixième)

    (je précise pour ceux qui n'ont pas lu) (mais bon je ne divulgâche pas grand chose je pense) (et puis les auteurs ne sont plus là pour me le reprocher)

     

    Quelle magie poétique dans ce refrain du premier chapitre de la Genèse ...

    Poésie vraiment étonnante si l'on y songe : comment peut-elle surgir de ces trois mots si simples du langage le plus prosaïquement quotidien (cela dit Rimbaud aussi le fait). Peut être parce que dans ce déroulement ordinaire du temps auquel nous sommes tellement habitués, ils réalisent un arrêt sur image.

    En eux le temps se suspend comme on retient son souffle.

     

    Chaque matin, chaque soir de chaque jour qui passe, ou plutôt dans lequel nous passons*, sans y prendre garde, mérite d'être contemplé pour le miracle qu'il est. C'est sur ce miracle que les auteurs de la Genèse s'extasient (et incitent le lecteur à le faire).

     

    « Eh mon gars tu réalises ? Y a du temps, là, et ce temps tu y as lieu d'être.

    - Oui OK et alors ? C'est la vie c'est tout.

    - C'est la vie c'est tout : blasé, va ! T'as déjà réfléchi à la somme de hasards combinés pour que tu voies le jour, et déjà qu'il y ait un premier jour ?**

    - Ouais j'y pense vite fait, mais pas tous les jours non plus. C'est quand même un peu des trucs d'intello (c'est pas contre vous les mecs). Je vis aujourd'hui, voilà c'est bien.

    - Je vis aujourd'hui : tu l'as dit. L'autre miraculeux hasard c'est qu'il te soit donné, à toi, de vivre ce matin, ce soir, ce jour.

    - Vous insistez sur le hasard, mais en vrai vous pensez à un Dieu créateur et patins couffins.

    - Ah t'es pas si bourrin finalement ... Mais c'est un peu plus compliqué que ça mon gars. On est auteurs bibliques du 6°avant JC (aux dernières nouvelles exégétiques), et pas fondamentalistes de l'an 4 PT (post Trump) … Côté subtilité y a pas photo. En plus ce qu'on dit, Épicure le dit aussi (si tu préfères éviter la bible).

    - Et pis qui ? … Non je rigole.

    - Euh bref tout ça pour dire la prochaine fois que tu te lèves très tôt un matin, quand il fait encore sombre, prends le temps de savourer, à petites gorgées avec ton café, le miracle du jour qui naît. »

     

    *cf les vers de Ronsard (Du virus 3/8, 11 mai 2020)

    **Au 26°s ante-Einstein, le livre de la Genèse ne peut évidemment relativiser la notion de linéarité du temps, et par là celle de premier jour. Mais pour nous petits veinards à la poésie du temps s'ajoute aujourd'hui celle de la science.

     

  • (10/12) Ecrire (pour pas grand chose non plus)

     

    Écrire, qu'est-ce à dire ? Vaste question. Je vais parler pour moi.

    Si j'écris c'est je crois bien parce que j'ai peur que le monde existe moins, que les choses de la vie se perdent si je ne les écris pas. Si je ne les enrôle pas, pour le dire au mieux avec Montaigne (qui d'autre).

    Le monde, les choses, pas dans leur réalité objective, évidemment : ils n'ont besoin ni de moi, ni de personne, pour être là.

     

    Non, ce que je m'escrime à enrôler par peur de le perdre, c'est la façon dont je ressens les choses, l'écho particulier qu'elles provoquent en moi. C'est certes le fait de chacun, de ressentir les choses à sa façon.

    En chacun toute chose résonne, dans la rencontre entre ce qu'elle est et ce qu'il est.

    Seulement beaucoup de gens, la plupart il me semble, se moquent de noter cette résonance, et parfois même y font à peine attention. (Mais comment savoir on ne voit que la surface).

     

    D'où vient chez certains cette peur de perdre le monde, et qu'il s'évanouisse ? Peur de perdre le monde, ou peur de se perdre, soi ? Les deux ensemble sans doute. Tout besoin d'écrire inclut, parfois en (se) le cachant, le besoin de s'écrire (à) soi.

    En toute personne qui cherche à laisser trace de son écho au monde, il y a quelque chose de Narcisse.

    La trace peut prendre différentes formes, création artistique, artisanale, impression d'une marque sur un domaine de la société. Il y a des Narcisses au pinceau, au piano, au marteau, au bureau même. Et il y a les Narcisses au stylo.

    OK stylo c'est pour l'assonance. Narcisse aujourd'hui est au clavier, après avoir été au burin, au calame, à la plume d'oie ou d'acier.

     

    Bon ça suffit les bêtises : ces citations glanées sur internet, pour que tu ne sois pas venu pour rien dans cette page, ô lecteur aux mille patiences.

     

    « Un chef d'œuvre de la littérature n'est jamais qu'un dictionnaire en désordre » (Jean Cocteau)

    Aussi astucieux qu'Ulysse-personne (cf 2/12)

     

    « Écrire c'est aussi ne pas parler. C'est se taire. C'est hurler sans bruit » (Marguerite Duras)

    C'est beau. Mais c'est triste. Mais c'est beau. Duras, quoi.

     

    « Qu'est-ce qui pousse certains auteurs à se cacher derrière un pseudonyme ; est-ce qu'un écrivain, finalement, possède une existence réelle ? » (Paul Auster)

    Non sans doute. Précisément : il se fabrique un monde d'écriture où tout est tellement plus facile que dans la vraie vie, il se protège comme il peut de la rugueuse réalité.