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Blog - Page 433

  • Périmés ?

    « Je fouille dans mes manuscrits, dans les cadavres décomposés de ma prose. La date de péremption du sens est dépassée depuis longtemps. La chair de mes sentiments s'est décomposée. Tout ce que je disais s'est évanoui. Ne restent que les squelettes des phrases. Des cimetières de petits rongeurs. Pourtant, je continue à améliorer certains passages, à changer l'ordre des mots, à rejeter le superflu. La seule chose qui me console c'est que tout cela est grammaticalement correct. Il y a une beauté féroce dans le spectacle des cimetières bien ordonnés. »

     

    Bon. On est d'accord. Pas folichon. Du moins à première vue, car un texte, lorsqu'on creuse, révèle, sous l'évidence qui s'impose au premier plan, un second, troisième plan, un arrière-fond, et parfois un hors champ tout aussi parlants voire davantage. Qui raconteront qui sait des choses inattendues. Euh … « lorsqu'on creuse » vu le texte, je ne sais pas si c'est habile ? Ça risque d'induire des images éprouvantes pour les âmes sensibles. Si je disais plutôt « lorsqu'on s'approche davantage » ? Oui c'est plus sympa, ça construit un climat de confiance, un peu d'affectif tout ça. On va donc s'approcher de ce texte impressionnant. Et même sans crainte, car en fait il ne mord ni ne tue, bien au contraire.

     

    Mais d'abord que je vous présente l'auteur. Svetislav Basara, né en 1953 en Serbie. Honte à moi je l'ai découvert il y a quelques semaines seulement. Son écriture, cette précision maniaque assortie d'humour grinçant et absurde évoque irrésistiblement Kafka, à qui d'ailleurs il rend nombre d'allusifs hommages dans le bouquin que j'ai lu (z'allez pas me croire j'ai oublié le titre et comme je l'ai emprunté à une bibliothèque, je l'ai plus sous la main. J'avais juste noté ce passage prodigieux. Mais j'essaierai de retrouver promis. Il s'agit d'un recueil de nouvelles très brèves).

     

    Poids des mots choc des images. Cadavres décomposés, squelettes, cimetières. A part zombie déambulant ou vampire rodant assoiffé de sang, on a tous les ingrédients du pitch de film d'épouvante. Ou du reportage sur un charnier découvert quelque part sur notre belle terre humaine où ça guerroie quotidiennement de si belle humeur ma foi.

    Pourquoi un auteur parle-t-il ainsi de ses mots, de ses manuscrits ? Par goût de l'auto-flagellation, soumission à un vieux complexe d'infériorité, respect de la charte du Cercle des Poètes Saturniens Amis de Freud ? On a envie de lui dire : laisse tomber si t'en as marre, mais n'en dégoûte pas les autres.

     

    Oui mais. « Pourtant je continue (…) à changer l'ordre des mots ».

    Voilà. Là on tient un fil. (A suivre)

     

     

  • Dilemme et doudou

    « La libido se cramponne à ses objets » comme un bébé à son doudou. Comme le poète dépressif à la beauté des fleurs. Un caprice, quoi. Or Freud, les caprices il a horreur de ça. « Quel faiseur d'histoires ce poète j'vous jure ! Oui bon les fleurs faneront et alors, où est le mal ? S'il a le spleen, il a qu'à ouvrir son Faust et s'amuser à chercher le vers 1204 comme tout le monde ... »

    Oui mais voilà : la mort ne touche pas que les fleurs et le deuil n'est pas juste un truc de poète trop sensible.

    « L'entretien avec le poète eut lieu l'été qui précéda la guerre (...) (Elle) ne détruisait pas seulement la beauté des paysages qu'elle traversait et les œuvres d'art qu'elle frôlait sur son passage, mais elle brisait aussi notre fierté pour les acquisitions de notre civilisation, notre respect de tant de penseurs et d'artistes (…) Elle souillait l'éminente impartialité de notre science, faisait apparaître notre vie pulsionnelle dans sa nudité (…) et nous montrait la caducité de maintes choses que nous avions tenues pour persistantes. »

    Bref le deuil intégral, celui du principe humanité, dont la formulation fait écho aux Considérations actuelles sur la guerre et la mort (cf ce blog du 17 au 24 sept 2014 – POOP un jour POOP toujours).

    La perte du grand doudou universel que constituent les valeurs d'humanisme conduit à « investir avec une intensité d'autant plus grande ce qui nous est resté (...) l'amour de la patrie, la tendresse pour nos proches. » Mouvement donc de repli narcissique après le deuil : patrie, proches, sont vus comme davantage du « moi » que le reste de l'humanité.

    Un mouvement de repli à son tour générateur de nouvelles violences, le monde contemporain nous le prouve à nouveau. Férocité du capitalisme mondialisé = deuil d'une humanité fraternelle et perte de repères = repli identitaire (nationaliste, ethnique, religieux) = férocités nouvelles. On ne voit pas comment sortir du cercle vicieux, du « deuil pour deuil sang pour sang ».

     

    Comme dans Considérations pourtant, Freud termine l'article sur un espoir aussi couétiste que touchant. Un deuil ça finit toujours par se consumer tout seul. On sortira donc du narcissisme appauvrissant et on retrouvera le beau doudou universel d'humanisme. « C'est seulement le deuil une fois surmonté qu'il apparaîtra que la haute estime où nous tenons les biens culturels n'aura pas souffert de l'expérience de leur fragilité. »

    La beauté et la bonté partagent la même éphémère destinée que celle de nos êtres mortels. Lorsque cela nous conduit à l'impossibilité d'en jouir (comme le poète avec sa mélancolie, les fauteurs de violence avec leur pulsion de mort – genre autant en finir tout de suite) c'est que nous restons bloqués dans le dilemme qui nous est consubstantiel : être ou ne pas être. « Et si c'est plus ta question c'est que t'es mort, c'est tout. Mais pour affronter le dilemme, dis-toi donc que t'as plein de doudous : le vers 1204 de Faust ou le vers 2001 d'Hamlet (estimation à la louche), ou encore Freud-moi-même, ou Montaigne, Nietzsche, ou que sais-je … Allez je t'autorise même Onfray si vraiment ça va pas.

    Les fleurs sont éphémères, et toi aussi. Pourquoi ne pas te faire papillon (option cool) ou abeille (option poop), bref un petit être léger qui saura boire le suc des fleurs sans s'y cramponner ? »

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Elémentaire ?

    Réponse : le fauteur de trouble est un deuil. « Se représenter que ce Beau est éphémère donnait à ces deux êtres sensibles un avant-goût du deuil suscité par son déclin. » Une réponse qui ne nous étonne pas en ces années du début d'une guerre qui fut pour Freud comme pour tant d'autres un traumatisme profond (on le verra à la fin de l'article). Et précisément, Deuil et mélancolie (cf ce blog 28 fév et 6 mars 2015) date de la même année 1915.

    Mais qu'est-ce donc que le deuil, en fait ? La réponse est inattendue :

    « Le deuil né de la perte de quelque chose que nous avons aimé ou admiré apparaît si naturel au profane qu'il le déclare évident. Mais pour le psychologue, le deuil est une grande énigme. »

    Une énigme. C'est bien un schéma de résolution d'énigme, d'ailleurs, qui organise Deuil et Mélancolie. Plus proche en cela d'Holmes que de son confrère Watson, Freud ne peut s'empêcher de remarquer, s'interroger, interpréter, constamment et à tout propos. Car l'enquête intellectuelle est un bon truc contre l'angoisse en général et plus particulièrement lors de balades en compagnie de mélancoliques. Bref cet article répondit au besoin de faire d'une balade manquée une interprétation réussie.

    Remarque. A chaque relecture de Freud, je suis épatée de ne le voir jamais lassé de reformuler réflexions et raisonnements, acquis ou hypothèses, d'un écrit à l'autre. Outre son souci démonstratif ou pédagogique, c'est clair qu'il le faisait avant tout pour lui, pour affiner sa pensée (explorer ses mécanismes, lui donner du « jeu ») dans la succession des reformulations. Sur le mode de la reprise d'un récit d'événement ou de rêve en analyse, reprise précieuse pour son progrès : d'imperceptibles modifications deviennent tout à coup parlantes (à condition d'avoir des oreilles pour entendre dit Lacan reprenant ironiquement – ou pas - la  phrase fétiche des prophètes).

    Le deuil est une énigme : voilà tout de même une proposition qui demande à être démontrée. Qu'à cela ne tienne. Nous possédons une certaine quantité de capacité d'amour, appelée libido. (D'où la possédons-nous ? Question que Freud se pose régulièrement pour invariablement répéter sa réponse globalement spinoziste : la libido est l'essence de l'homme. Ce qui ne répond à rien on est d'accord. Ou alors à tout. Choisissez ce qui vous plaît).

    D'abord orientée vers le moi propre (autrement dit narcissique), très vite « elle se détourne du moi et se tourne vers des objets qu'ainsi nous accueillons dans notre moi. » Si (lorsque) on perd ces objets, logiquement la libido se trouve à nouveau libre, flottante, et peut ainsi chercher d'autres objets (moyennant souvent une étape de retour au soi).

    Ainsi dans le deuil la libido a un seul truc à faire : se détacher de l'objet perdu pour aller se fixer sur un autre. Pas sorcier a priori, vu que les objets y en a en veux-tu en voilà.

    Eh bien non. Et sous une forme aussi lapidaire que suggestive, Freud fait ce constat un tantinet agacé : « la libido se cramponne à ses objets. »

    (A suivre)