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Blog - Page 432

  • Neurotic park

    « Avec le névrosé on est comme dans un paysage préhistorique, par exemple au jurassique. Les grands sauriens s'ébattent encore, et les prêles sont hautes comme des palmiers (?). »

    (Résultats, idées, problèmes. 12-7 1938)

     

    Le point d'interrogation est de Freud. Trace d'un doute. Sur quoi ? Le fait qu'il y ait des prêles au jurassique ? Ou des palmiers ? Pour moi ce point d'interrogation signifie « je m'étonnerai toujours : où vais-je chercher tout ça ? ». Mais dans votre ça, Papa Sigmund, où voulez-vous donc ? Car le ça, vous nous l'avez assez seriné, c'est comme à la Samaritaine on y trouve tout. Chacun y cherche son chat ou quoi que ce soit. Alors des dinosaures pourquoi pas ?

    En tous cas quelle image ! Est-elle auparavant dans un autre écrit, je ne crois pas. C'est le côté condensation, noté vite fait, de Résidépro qui a pu induire cette cristallisation métaphorique spectaculaire. Cinématographique disons même, pour notre imaginaire post-spielbergien. Freud met sous nos yeux avec ce paysage jurassique une idée maintes fois formulée, assénée (dirait certain) : la névrose puise son ressort et son mécanisme dans notre vie psychique archaïque. Et plus encore maintient toute la vie ce fonctionnement archaïque comme à l'état naissant : les grands sauriens s'ébattent encore.

     

    Figuration de la pensée ou du mot convertis en images : fait du rêve ou du délire. Et d'ailleurs dans le rêve chacun se fait psychopathe, hallucinant sa pensée et son désir, dans l'ignorance ou le rejet des médiations temporelles et logiques, sans repères moraux et sociaux.

    Il y retrouve son comportement de bébé, de petit humain dans la préhistoire de sa vie, qui ne distingue pas son moi et ses émois du monde et de ses lois.

    Pour lui à son échelle, les formes floues des adultes qui se meuvent autour de lui, oui ça ressemble à des dinosaures. Plus exactement il reconstruit rétrospectivement la ressemblance quand, petit enfant, il a sous les yeux un livre, un docu à la télé, un film d'animation. Ambivalence logique donc, de l'enfant envers les dinosaures, mi-doudous mi-monstres, si semblables aux figures parentales, grands sauriens des temps archaïques qui s'ébattaient entre eux de manière incompréhensible, dont il attendait protection, redoutait l'abandon, dans sa Hilflösigkeit (en manque d'aide) fondamentale.

    Un sentiment proche nous atteint à l'autre bout d'une vie : menace de forces obscures et impensables, ombres floues aux abords du dernier passage. Quoi d'étonnant alors que le vieux Freud, dans son génie névrotique – sa névrose de génie - en fantasme l'illustration à partir de son regard de bébé, jamais perdu bien que refoulé ?

    Sauf que, parions-le, bébé Sigmund se souciait peu de la différence d'échelle entre la prêle et le palmier, jusqu'à ce que Monsieur Freud se préoccupe de soulever cette question et les préoccupations phalliques associées.

  • Résultats idées problèmes

    Freud consacre les derniers mois de sa vie, en 1938-39, à rédiger les trois versions successives de l'essai « L'homme Moïse et le monothéisme », qu'il considère comme son testament. Et qui de fait l'est à bien des égards, on en reparlera peut être. Une œuvre étonnante, pour ne pas dire déboussolante, qu'il travaille dans un acharnement et une énergie tout aussi étonnants pour un homme de 82 ans, à qui les douleurs de son cancer ne laissent guère de répit. Un homme dont à ce moment des parents sont happés par la machine antisémite nazie, qui ne l'aurait pas épargné non plus s'il n'avait fui juste à temps. Bref un exilé non seulement de sa Vienne chérie, mais de sa foi humaniste. Et un homme en instance de l'exil définitif, celui de la vie.

    Et puis, outre ce travail plus construit, il continue ce qu'il a toujours fait comme les autres intellectuels ou créateurs : prendre des notes au jour le jour, sous l'intitulé Résultats, idées, problèmes. (Ergebnisse, Ideen, Probleme)

    Un intitulé déjà fort instructif en soi, et indéniablement représentatif du besoin d'ordre, de bilan et d'anticipation de tout obsessionnel qui se respecte.

     

    Résultats. « Bon, ça c'est fait. Emballez c'est pesé, pensé, revu et corrigé. Plus la peine d'y revenir. Ou alors me faudrait un temps que je n'ai plus. Vu le niveau du sablier, je pare au plus pressé. Et puis bon des résultats, ça en fait déjà quelques uns. Pas autant que j'aurais voulu. (Un peu plus quand même que ce qu'a choisi d'en dire Onfray. Si je risquais une interprétation sauvage - autant agir selon l'image qu'il a de moi - je dirais qu'il a du mal à me vouloir du bien. Ce n'est pas ce que je lui demande, ni à personne d'ailleurs. Je me contente de rappeler le mot de Camus que je cite en substance, 'je ne demande pas qu'on soit d'accord avec moi, mais seulement qu'on prenne la peine de me lire vraiment.' Voilà, ça aussi c'est fait.) »

     

    Idées, problèmes. Des mots qui disent : il y a encore tant de pistes à explorer, tant de questions à creuser. Autant résultats sonne ça c'est fait, autant ces deux mots notent le jaillissement encore de la pensée, comme un cours d'eau pas près de se tarir.

     

    Car si Moïse est un testament c'est à dire une œuvre écrite en face de la mort, avec Résidépro la mort, Freud l'ignore avec une belle indifférence. Dans ces petites notes ce n'est que la vie toujours à l'oeuvre, la curiosité, l'acte de penser, intacts, vibrants. Des fourmis dans la tête comme on en a dans les jambes. Un écrit qui fait un pied de nez à la mort, l'écarte de ce geste instinctif qu'ont les enfants quand vous les gênez, tout concentrés qu'ils sont sur leur jeu.

    Résidépro c'est pour Freud un dernier "précipité" de libido, dans la chimie qui met en présence un temps et un désir. « Le désir, ce fils immortel de l'enfance de l'homme. »

     

  • "Grammaticalement correct"

    Un écrivain a rarement un cadavre dans le placard. Il a certes des envies de meurtre envers son éditeur, mais passe rarement à l'acte. En effet qui sait agir ne risque pas de perdre du temps à écrire. C'est pas moi qui le dis c'est Duras. Enfin je le dis aussi mais ça se sait moins.

    Faute de cadavres dans le placard, l'écrivain peut se vanter d'avoir des manuscrits morts dans ses tiroirs, les cadavres décomposés de (sa) prose.

    Ce sont des écrits morts-nés parfois, non viables parce que ne procédant pas d'une réelle urgence, d'une vérité même discutable, d'un désir même absurde. Alors on a arrêté l'inspiration artificielle, mais on garde le cadavre on ne sait pourquoi. Peut être oui comme font les petits rongeurs, par précaution d'animal pas trop bien placé dans la chaîne de la prédation et qui se garde un petit bout d'os à ronger au cas où.

    Parfois les manuscrits sont assassinés. De sang froid, d'une lettre-type désolée de ne pouvoir faire place dans nos collections à votre manuscrit, malgré ses indéniables qualités, qui sans vergogne ose vous souhaiter de trouver une réponse positive chez un confrère. Parfois par inadvertance, d'un mot qui ne pense pas à mal mais qui le fait.

    Par indifférence le plus souvent, comme on oublie d'arroser une plante. Et elle se dessèche, silencieusement.

    Le manuscrit se dé-compose alors, quels que soient le temps et le travail mis à le composer. La chair des sentiments pourrit, le fil du sens s'embrouille et s'effiloche. Il ne veut plus rien dire. Muet comme une tombe sur la joie ou le malheur qui l'a créé. Mais lorsque tout est nettoyé jusqu'à l'os, restent, sur le papier ou l'écran, le mot, la lettre (gramma). Alors tout à coup l'essentiel vous saute aux yeux. "Grammaticalement correct."

    Malgré rejet ou incompréhension, le texte aura toujours accès à un asile indéfectible, la loi du langage. La féroce beauté des cimetières d'écrits vient de là, de l'effrayante et magnifique alchimie de la signification. Cette puissance de donner ou rendre chair à la lettre, dans l'incessant aller-retour entre écriture et déchiffrement interprétatif.

    Car ce texte de Basara me fait penser à deux autres. Un passage du livre d'Ezéchiel (37,1-10) où par la puissance du Nom le prophète rend chair et souffle aux ossements desséchés. Laissons de côté la lecture religieuse pour voir dans ce texte une saisissante métaphore du fonctionnement de la langue. Les mots ne sont que des os sans la chair du réel, une chose réduite à sa plus simple expression. Mais ils sont par là-même la passerelle qui relie à tous les sens et toutes les réalités du monde, à toute vie. Il suffit pour cela de faire vivre leur modalité de prophètes (= interprètes/proclamateurs en grec).

    Second rapprochement, la phrase sur laquelle Umberto Eco termine Le Nom de la rose. Stat rosa pristina nomine, nomina nuda tenemus : « La rose d'hier subsiste dans son nom mais ils sont nus, les noms dont nous disposons. »

    Ajoutons : et c'est très bien ainsi, car la nudité des mots produit, c'est logique, la créativité des stylistes.