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Blog - Page 56

  • Un retour barbare

    « Érasme, qu'il le veuille ou non, est responsable dans une certaine mesure, en tant que pionnier, des actes de Luther : ''Ubi Erasmus innuit, illic Luther irruit''. Il a entrouvert prudemment la porte par laquelle l'autre a fait irruption. (…)

    Ce qui sépare les deux hommes, c'est la seule méthode. Tous deux ont prononcé le même diagnostic : l'Église est en danger de mort, son matérialisme en est la cause profonde. Mais tandis qu'Érasme propose un traitement lent et progressif, une soigneuse et graduelle épuration du sang par injections de sel attique*, Luther procède à une opération chirurgicale. »

    (Stefan Zweig. Érasme chap 7 Le grand adversaire)

     

    Ce qui sépare les deux hommes, c'est la seule méthode. Sans doute, mais on peut ajouter que cette différence de méthode procède d'une différence de critères d'analyse. Érasme interroge l'Église à la lumière de l'évangile, certes, mais aussi et surtout des philosophies antiques prônant la raison, la modération, l'adaptation, telles le stoïcisme et l'épicurisme.

    Luther, lui, va chercher tout ce qu'il y a de plus radical dans l'Écriture pour le « balancer » à la face d'une papauté décadente. Une radicalité qui pouvait faire craindre le pire.

    « Tandis que les autres humanistes, de vue plus courte et optimistes, applaudissent aux actes de Luther dans lesquels ils voient la délivrance de l'Église, la libération de l'Allemagne, Érasme y voit, lui, le morcellement de ''l'ecclesia universalis'' en églises nationales, et la séparation de l'Allemagne d'avec les autres états occidentaux.

    Plus avec son cœur qu'avec sa raison, il pressent que la rupture des pays germaniques avec Rome ne pourra se faire sans conflits sanglants et meurtriers. Et comme à ses yeux la guerre est un recul, un retour barbare à des temps depuis longtemps révolus, il s'emploie de toutes ses forces à empêcher qu'une catastrophe ne se produise au sein de la Chrétienté. »

    La séparation de l'Allemagne d'avec les autres états occidentaux. Ici encore est évident le parallèle que Zweig établit entre l'époque d'Érasme et la sienne.

    Sauf que dans les années 30, ce ne sont pas les humanistes (lesquels au contraire se sont beaucoup inquiétés), mais la plupart des hommes politiques (et des hommes d'église), qui ont fait preuve d'un optimisme délirant option autruche : les fascismes et le nazisme présentaient à leur courte vue l'avantage de faire rempart au communisme …

    ... L'idéal communiste s'entend, et non la barbarie stalinienne, dont ils se sont au contraire allègrement accommodés au gré de leurs intérêts.

     

     

    *Cette expression littéraire, désignant une plaisanterie toute en finesse et subtilité, est une façon de mettre en filigrane de l'opposition entre la chirurgie et la médecine douce une autre, encore plus au désavantage de Luther : celle entre l'Athénien raffiné et le Béotien mal dégrossi.

     

  • Exaspérer Luther

    « De tous les hommes de génie que la terre a portés, Luther fut peut être le plus intolérant, le plus irréductible, le plus fanatique. Il ne pouvait souffrir autour de lui que des approbateurs, dont il se servait, ou des contradicteurs qui allumaient sa colère et qu'il écrasait. »

    (Stefan Zweig. Érasme chap 7 Le grand adversaire)

     

    Avec ce chapitre au titre éloquent, débute la deuxième partie du livre, essentiellement consacrée à la relation entre Érasme et Luther.

    Zweig revient sur les actes et déclarations de chacun d'eux. Il analyse leur opposition sous différentes facettes. Leurs personnalités aux antipodes l'une de l'autre, les divergences sur la mise en œuvre d'une réforme de l'Église, ne s'accordant au fond que sur une chose : sa nécessité.

    Et surtout il fait ressortir un élément historique lourd de conséquences : le fait qu'un véritable débat, dépassionné, disons simplement « technique » ait manqué entre ces eux hommes

    Zweig désigne les insuffisances d'Érasme : sa coupable désinvolture qui ne lui fait pas apprécier à temps la déflagration potentielle des thèses de Wittenberg*, ensuite un manque d'allant à se saisir de la question, et puis même sa dérobade devant des demandes directes de chacune des parties.

    Mais, malgré cela, c'est Luther que Zweig rend véritablement responsable de l'échec. Il en donne ici la raison de fond.

    Ne concevoir les choses qu'en pour ou contre, tout ou rien, discriminer le monde en approbateurs ou contradicteurs : telle est la signature du fanatisme et du sectarisme. Que l'on approuve ou que l'on rejette, c'est au fond la même impossibilité de se faire interlocuteur dans un dialogue ouvert, constructif.

    « Luther, de son côté, devait naturellement haïr la tiédeur et l'irrésolution d'Érasme dans les questions religieuses ; cette ''volonté de ne pas se décider'', ce qu'elle avait de souple, de lâche, de glissant (…) cette ''éloquence habile'' qui évite une confession bien franche, tout cela l'indignait. Il y avait quelque chose en Érasme qui devait exaspérer Luther, quelque chose en Luther qui devait révolter Érasme. »

    Incompatibilité d'humeur entre leurs conceptions de la parole, et pas seulement la Parole au sens des Écritures.

    On pourrait dire que l'un avait tendance à la langue de bois, et l'autre à la langue de fer.

     

    *C'est le 31 octobre 1517, sur la porte de l'église de Wittenberg, que le moine augustin Martin Luther placarde une série de propositions critiquant le système dit des indulgences. (En gros acheter le pardon divin en payant le clergé) (rien de très nouveau donc dans le cadre d'un système religieux, mais les temps étaient mûrs sans doute pour Luther, dans sa réflexion, dans son itinéraire personnel).

     

  • Avec leur naïveté pédagogique

    « La cause de la rapide décadence et de la fin tragique de l'humanisme c'est que si ses idées étaient grandes, les hommes qui les proclamaient manquaient souvent d'envergure. Ces idéalistes de cabinet comme tous les réformateurs en chambre ne sont pas exempts d'un brin de ridicule ; leurs âmes, à tous, sont froides ; ils sont bien intentionnés, honnêtes, mais (…) un pédantisme de professeur atténue chez eux l'éclat des idées les plus belles.

    Ils sont touchants ces petits disciples d'Érasme avec leur naïveté pédagogique, ils ressemblent un peu à ces braves gens (…) qui croient au progrès comme en une religion, à ces songe-creux qui, assis à leur table, élaborent un monde moral (…) tandis qu'autour d'eux les guerres se succèdent sans arrêt ; et ce sont précisément ces mêmes empereurs, ces mêmes princes, qui applaudissent avec enthousiasme aux idées de concorde universelle, qui se liguent les uns contre les autres et mettent l'univers à feu et à sang. »

    (Stefan Zweig. Érasme chap 6 Grandeur et limites de l'humanisme)

     

    Que d'amertume et d'auto-dérision dans ces lignes ! Zweig se voit comme ces intellectuels pétris de bonnes intentions, qui ne ménagent pas leur peine pour formuler, convaincre. Mais qui, dans leur naïveté pédagogique ne font pas le poids face aux puissants, prompts à les instrumentaliser pour mener à bien leurs propres projets, tout sauf humanistes.

    Pour autant cette analyse est-elle totalement juste ? Sur la naïveté et l'idéalisme, certainement. Mais qu'entend-il par âmes froides ? S'il veut dire sang froid, aptitude à ne pas s'échauffer dans son discours ou ses idées, je crois au contraire que ces qualités-là sont des atouts.

    Mais sans-doute veut-il plutôt pointer par cette froideur un manque d'engagement, de flamme intérieure. Qualités qui manquaient selon lui à Érasme.

    Possible, mais une chose est sûre, une flamme intérieure brûlait en lui, Stefan Zweig. Et les doutes formulés ici en sont un paradoxal témoin.