« Érasme, qu'il le veuille ou non, est responsable dans une certaine mesure, en tant que pionnier, des actes de Luther : ''Ubi Erasmus innuit, illic Luther irruit''. Il a entrouvert prudemment la porte par laquelle l'autre a fait irruption. (…)
Ce qui sépare les deux hommes, c'est la seule méthode. Tous deux ont prononcé le même diagnostic : l'Église est en danger de mort, son matérialisme en est la cause profonde. Mais tandis qu'Érasme propose un traitement lent et progressif, une soigneuse et graduelle épuration du sang par injections de sel attique*, Luther procède à une opération chirurgicale. »
(Stefan Zweig. Érasme chap 7 Le grand adversaire)
Ce qui sépare les deux hommes, c'est la seule méthode. Sans doute, mais on peut ajouter que cette différence de méthode procède d'une différence de critères d'analyse. Érasme interroge l'Église à la lumière de l'évangile, certes, mais aussi et surtout des philosophies antiques prônant la raison, la modération, l'adaptation, telles le stoïcisme et l'épicurisme.
Luther, lui, va chercher tout ce qu'il y a de plus radical dans l'Écriture pour le « balancer » à la face d'une papauté décadente. Une radicalité qui pouvait faire craindre le pire.
« Tandis que les autres humanistes, de vue plus courte et optimistes, applaudissent aux actes de Luther dans lesquels ils voient la délivrance de l'Église, la libération de l'Allemagne, Érasme y voit, lui, le morcellement de ''l'ecclesia universalis'' en églises nationales, et la séparation de l'Allemagne d'avec les autres états occidentaux.
Plus avec son cœur qu'avec sa raison, il pressent que la rupture des pays germaniques avec Rome ne pourra se faire sans conflits sanglants et meurtriers. Et comme à ses yeux la guerre est un recul, un retour barbare à des temps depuis longtemps révolus, il s'emploie de toutes ses forces à empêcher qu'une catastrophe ne se produise au sein de la Chrétienté. »
La séparation de l'Allemagne d'avec les autres états occidentaux. Ici encore est évident le parallèle que Zweig établit entre l'époque d'Érasme et la sienne.
Sauf que dans les années 30, ce ne sont pas les humanistes (lesquels au contraire se sont beaucoup inquiétés), mais la plupart des hommes politiques (et des hommes d'église), qui ont fait preuve d'un optimisme délirant option autruche : les fascismes et le nazisme présentaient à leur courte vue l'avantage de faire rempart au communisme …
... L'idéal communiste s'entend, et non la barbarie stalinienne, dont ils se sont au contraire allègrement accommodés au gré de leurs intérêts.
*Cette expression littéraire, désignant une plaisanterie toute en finesse et subtilité, est une façon de mettre en filigrane de l'opposition entre la chirurgie et la médecine douce une autre, encore plus au désavantage de Luther : celle entre l'Athénien raffiné et le Béotien mal dégrossi.