Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Blog - Page 58

  • D'une finesse souveraine

    « Il avouait volontiers qu'il n'y avait pas trace ni dans son corps ni dans son âme de la substance avec laquelle la nature fait les martyrs ; mais il s'était fixé une ligne de conduite conforme à l'échelle de Platon : l'amour de la justice et l'esprit de tolérance y figurent au premier rang des vertus humaines, le courage ne vient qu'ensuite. »

    (Stefan Zweig. Érasme chap 4 Portrait)

     

    Question : la substance qui fait les martyrs est-elle à rapporter à la nature ? N'y a-t-il pas là au contraire quelque chose de profondément opposé à la nature (et pas seulement la nature humaine) ?

    Du moins si l'on admet avec Spinoza de caractériser toute substance par son conatus perseverare in suo esse. Son effort, sa tendance, sa programmation fondamentale à persévérer dans son être. (Et perso j'avoue Spinoza me convainc).

    Pour faire les martyrs, il faut un bug dans ce programme de base. Il faut y introduire un cheval de Troie, le plus souvent une idéologie prônant le sacrifice de soi au service d'une « cause » posée en absolu, au mépris de la justice et de la tolérance (à son propre égard autant qu'à celui d'autrui). Autrement dit un fanatisme.

    Le fanatisme produit ses martyrs, qui sont les bourreaux des martyrs du fanatisme d'en face (cf Question douloureuse 17 nov). Un jeu à somme nulle dont l'absurdité révèle l'intolérance source de toutes les autres : l'intolérance à la raison, la détestation nihiliste de la raison.

     

    Et côté courage, Zweig crédite au moins Érasme (et lui avec) de celui-ci :

    « La plus haute preuve de courage qu'ait donnée Érasme, c'est sa franchise à ne pas rougir de sa poltronnerie (c'est d'ailleurs une forme de l'honnêteté très rare à toutes les époques)*. Un jour qu'on lui reprochait avec grossièreté son manque de bravoure, il fit cette réponse d'une finesse souveraine : ''Voilà qui serait un terrible reproche si j'étais un mercenaire. Mais je suis un savant et la paix est nécessaire à mes travaux.'' »

     

    *Voilà : ça, c'est fait.

     

  • Le noir fléau

    « Dans un monde grossier, à une époque où l'on néglige complètement son corps, cet hygiéniste solitaire fait des efforts désespérés pour trouver cette propreté qu'il réalise en tant qu'artiste, en tant qu'écrivain, dans son style, dans son œuvre ; les besoins de son organisme nerveux sont de plusieurs siècles en avance sur ceux de ses contemporains, solidement charpentés, à la peau épaisse et aux nerfs d'acier. »

    (Stefan Zweig. Érasme chap 4 Portrait)

     

    Nul doute que, de façon intime, Zweig a ici en tête le paradigme nazi qui oppose le surhomme aryen au Juif qui serait faible et délicat.

    Mais il est intéressant de voir comment il renverse les choses, faisant d'une fragilité le signe d'une force supérieure, d'un progrès dans l'humanité.

    Zweig ne cache cependant pas les ombres au tableau. Cette fragilité, pour humanisante qu'elle soit, s'accompagne d'un comportement précautionneux qui confine au manque de courage. (Bien humain lui aussi).

    « Ce qu'il craint par dessus tout c'est la peste qui étendait alors ses ravages de pays en pays. À peine vient-il d'apprendre que le noir fléau a fait son apparition à une distance de cent kilomètres qu'un frisson le parcourt ; vite, il plie bagages (…) Il se sentirait diminué à ses propres yeux s'il voyait son corps couvert de vermine, de dartres, d'abcès, de pustules (…)

    En honnête réaliste, il ne rougit pas le moins du monde d'avouer que '' le seul nom de la mort le fait trembler'' ; comme tout homme qui aime travailler et estime son travail, il ne veut pas être victime d'un accident stupide, d'une épidémie absurde (…) Son genre de vie ressemble à une retraite défensive, où il essaye de sauvegarder la tranquillité, la sécurité et l'indépendance nécessaires au seul bonheur de sa vie : le travail. »

    Même superposition dans ce passage entre les deux époques. En filigrane de la peste noire, les nazis à l'uniforme noir orné de têtes de morts, un noir fléau propageant à travers l'Europe et le monde une épidémie absurde. Comme est absurde, littéralement insensée, toute attaque contre l'humanité en l'être humain.

    Autant que la fuite d'Érasme, c'est la sienne que Zweig argumente*, en la présentant comme le choix d'un honnête réaliste : il sera plus utile vivant à continuer à travailler pour l'humanisme que mort en martyr de ses convictions.

    « (Érasme) a réussi ce tour de force : permettre au fragile véhicule qu'était son corps de traverser d'une façon supportable, pendant soixante-dix ans, l'époque la plus tumultueuse et la plus brutale de toutes et conserver le seul bien auquel il ait véritablement tenu : la clarté du jugement et une entière liberté d'esprit. »

     

    *Zweig a quitté l'Autriche dès 1934, sans aucune illusion sur l'inéluctabilité de l'Anschluss de son pays, le projet de guerre des nazis, leur obsession anti-juive et anti-intellectuels, doublement menaçante pour lui. Il vivra à Londres, puis aux USA, et finalement au Brésil, où il se suicidera en 1942.

     

  • Aux idées justes et claires

    « Si Érasme n'était pas un profond penseur, c'était du moins un esprit extraordinairement vaste, un homme aux idées justes et claires, un libre penseur selon la conception de Lessing et de Voltaire, un homme qui comprenait parfaitement et savait se faire comprendre, un guide au sens le plus élevé du mot. Propager la lumière et la bonne foi était pour lui une fonction vitale. Il avait la confusion en horreur ; tout mysticisme embrouillé, toute métaphysique prétentieuse lui causait une souffrance organique ; de même que Goethe, il ne haïssait rien tant que le nébuleux. »

    (Stefan Zweig. Érasme chap 3 Sombre jeunesse)

     

    Intéressante cette idée je trouve : même si l'on n'est pas capable d'une pensée de génie, rien n'empêche de penser juste. Être un grand penseur n'est pas donné à tout le monde, mais être un libre penseur, ça, c'est accessible. Pas facile oui (cf la dernière fois) mais possible.

    Dans la dernière phrase Zweig note avec pertinence de quoi la pensée doit se libérer. L'à peu près, l'imprécision, bref toute façon de « s'embrouiller » avec le réel.

    Un nébuleux qui se fait cache-misère d'une pensée poussive, masque de la vanité et de la prétention, et surtout paravent de la mauvaise foi.

    Pour débusquer tout cela et le combattre, le penseur dispose d'une seule arme, que ses adversaires méprisent, mais dont il ne faut pas sous-estimer la puissance.

    « Pionnier universel, il est le père d'un art nouveau : la littérature politique, dont la gamme s'étend du genre poétique à la satire la plus bouffonne – cet art des mots incendiaires que par la suite Voltaire, Heine et Nietzsche porteront au plus haut degré de la perfection, cet art du pamphlet, qui raille toutes les autorités tant laïques que spirituelles et qui est toujours plus redoutable aux puissants que l'offensive brutale des violents.

    Grâce à Érasme, il existe en Europe une puissance nouvelle : celle de la plume. Et le fait d'avoir mis la sienne, non pas au service de la haine et du désordre, mais de l'union et de la concorde, lui vaut une gloire éternelle. »