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Blog - Page 59

  • Par des chemins détournés

    Zweig poursuit en analysant le comportement d'Érasme dans le contexte agité de son époque, marqué par le début de la Réforme luthérienne, source d'emblée de conflits à la fois religieux et politiques.

    « Parce qu'il ne veut se rallier à aucun parti, Érasme se brouille avec les deux. ''Je suis un Gibelin pour les Guelfes* et un Guelfe pour les Gibelins'', dit-il. Le protestant Luther le couvre d'imprécations, l'Église catholique met ses livres à l'index.(...)

    Cette attitude, cette ''indécision'', ou mieux cette ''volonté de ne pas se décider'', les contemporains d'Érasme et d'autres après eux l'ont appelée bien stupidement lâcheté ; ils ont accusé cet homme timide et clairvoyant de tiédeur et de versatilité.(...)

    Parfois, il s'est mis à l'abri, il a fui par des chemins détournés au moment où la démence générale battait son plein ; mais, ce qui importe le plus, c'est qu'au milieu de cet effroyable ouragan de haine il ait conservé intact son joyau spirituel, sa foi en l'humanité ; et c'est à cette petite lueur que Spinoza, Lessing et Voltaire ont pu allumer leur flambeau, comme le feront par la suite tous les futurs Européens**. »

    (Stefan Zweig. Érasme chap 1 Sa mission. Le sens de sa vie)

     

    *Dans la guerre pour la prééminence en Europe, les Guelfes soutenaient la papauté, et les Gibelins le Saint Empire germanique. La rivalité politique des chefs trouvait ses soutiens populaires (et aussi sa chair à arquebuse) en excitant l'antagonisme religieux. (Méthode toujours en vigueur avec des résultats toujours aussi satisfaisants).

    **Européens au sens de constructeurs de l'idée européenne.

     

    Cette caractérisation de l'attitude d'Érasme implique une double liberté.

    Liberté de l'intellect dans la volonté de ne pas se décider, autrement dit le scepticisme. Il s'agit bien d'un travail de la volonté. Arriver à préserver sa faculté de choix contre la pente de l'impulsivité qui produit une obnubilation du jugement.

    La libération de l'intellect ouvre la possibilité de la deuxième liberté, celle de l'affectif : se mettre à l'écart, se détourner de la démence générale. C'est de la perte de son intégrité psychique (son joyau spirituel) que la fuite par des chemins détournés préserve Érasme.  

    Spinoza, dans un contexte tout aussi troublé plus d'un siècle après, dira la même chose à sa façon : « L'homme libre montre la même Vaillance ou présence d'esprit à choisir la fuite qu'à choisir le combat ». (Éthique Partie 4 corollaire proposition 69)

    Et bien sûr on pense surtout à Montaigne. Zweig omet de le citer ici, mais il lui consacrera une biographie, qui sera son dernier écrit.

    Érasme, Montaigne, Spinoza, Lessing, Voltaire (il faut rajouter Goethe, Freud et Romain Rolland) : les flambeaux auxquels Zweig lui aussi a nourri sa propre foi en l'humanité. Avant d'être finalement abattu, dévitalisé, par un autre effroyable ouragan de haine.

     

  • Question douloureuse

    Zweig vient de rappeler les idéaux de la Renaissance portés par Érasme et quelques autres en ce début du XVI° siècle : humanisme, cosmopolitisme universaliste, amour de l'étude. Ces idéaux semblent en un premier temps gagner du terrain en Europe. Et puis tout se grippe.

    « Pourquoi – question douloureuse ! – pourquoi un règne aussi pur ne peut-il durer ? Pourquoi des idéaux aussi grands, aussi humains, n'acquirent-ils pas de plus en plus de force, pourquoi l'érasmisme ne se fortifia-t-il pas plus dans un monde depuis longtemps renseigné sur l'ineptie de toute hostilité ? »

    (Stefan Zweig. Érasme chap 1 Sa mission. Le sens de sa vie)

     

    À la lumière de son expérience, depuis la guerre de 14 jusqu'à la montée du fascisme mussolinien et du nazisme hitlérien, Zweig donne sa réponse, dont la pertinence actuelle a de quoi nous alerter.

    « Nous devons malheureusement reconnaître qu'un idéal ne visant que le bien être général ne satisfait jamais complètement les masses ; chez les natures moyennes, la haine barbare exige aussi sa part à côté de l'amour, et l'égoïsme individuel réclame de chaque idée un avantage personnel immédiat. (…)

    Un idéal purement pacifiste, humanitaire et internationaliste tel que l'érasmisme prive d'impressions visuelles la jeunesse qui aime regarder l'adversaire en face ; il ne provoque jamais cette poussée élémentaire du patriotisme devant l'ennemi d'au-delà la frontière ; ou de la religion à l'égard des membres d'une autre confession.

    Aussi la tâche des chefs de parti est-elle facilitée du fait qu'ils donnent une directive déterminée à l'éternel mécontentement humain ;

    l'humanisme, c'est à dire l'érasmisme, qui ne laisse nulle place à aucune sorte de haine, qui porte héroïquement et patiemment ses efforts vers un but lointain et presque invisible, demeurera l'idée d'une élite intellectuelle tant que le peuple dont il rêve, tant que la nation européenne ne sera pas une réalité. »

    C'est moi qui souligne, et je ne commente pas davantage, je trouve que ces termes parlent par eux-mêmes.

    Ah si : juste ne pas se méprendre sur élite intellectuelle. Zweig n'oppose pas des instruits à des incultes, ni des géniaux à des stupides. Il oppose ceux qui cherchent à comprendre, à faire la part des choses (= intellegere) et ceux qui ne peuvent ou ne veulent le faire.

    L'élite intellectuelle : ceux qui tentent d'entendre raison à travers les bruits de la passion, assourdissants, abrutissants.

     

  • Son ardente et combative intelligence

    « Érasme a aimé beaucoup de choses qui nous sont chères : la poésie et la philosophie, les livres et les œuvres d'art, les langues et les peuples, et, sans faire de différence entre les hommes, l'humanité tout entière, qu'il s'était donné pour mission d'élever moralement. Il n'a vraiment haï qu'une seule chose sur terre, parce qu'elle lui semblait la négation de la raison : le fanatisme. »

    (Stefan Zweig. Érasme, grandeur et décadence d'une idée. chap 1 Sa mission. Le sens de sa vie)

     

    Comme tout biographe, Zweig se projette dans son sujet d'étude. On peut même parler sur certains points de totale identification. Avec beaucoup de ses autres écrits non fictionnels, l'écriture de ses biographies a correspondu pour lui à la recherche (parfois désespérée) d'axes d'interprétation de sa vie et de celle du monde.

    Le livre est publié en 1935. L'évocation, l'invocation, de cette grande figure d'humaniste profondément européen, deux ans après l'accession de Hitler au pouvoir, sonne comme une conjuration de la barbarie qui s'annonce.

    (Zweig multiplie en ces années des articles, des conférences, pour essayer de battre le rappel du bataillon des raisonnables et civilisés : écrivains, artistes, savants*).

     

    « Érasme combattait le fanatisme sous toutes ses formes : religieux, national ou philosophique ; il le considérait comme le destructeur-né et juré de tout accord ; il les haïssait tous, ces gens au front têtu, ces sectaires, qu'ils portassent la soutane du prêtre ou la toge du professeur, ces gens aux vues étroites et ces zélateurs de toutes classes et de toutes races, qui réclamaient une soumission absolue à leur propre croyance et traitaient avec mépris toute autre opinion qu'ils qualifiaient d'hérésie ou d'infamie. (…)

    De toute la force de son ardente et combative intelligence, il lutta sa vie entière sur tous les terrains contre ces ergoteurs, ces fanatiques de leurs illusions. »

     

     

    *On les trouvera, avec d'autres textes plus anciens, dans le recueil qu'en a fait Laurent Seksik sous le titre Pas de défaite pour l'esprit libre (Albin Michel 2020)