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Le blog d'Ariane Beth - Page 239

  • Spéculation

    « De ce que nous imaginons une chose semblable à nous, que nous n'avons poursuivie d'aucun affect, affectée d'un certain affect, nous sommes par là même affectés d'un affect semblable. »

    (Spinoza Éthique part.3 prop.27)

     

    La géométrie spinoziste se fait ici clairement optique. Cette proposition pose un dispositif spéculaire (en miroir) dans lequel l'affect se produit moyennant la seule imagination (formation d'une image) d'une chose semblable à nous.

    Dans la mesure ou nous construisons de l'autre cette image semblable à nous (tel un reflet de nous-mêmes), cet autre a beau nous être indifférent, poursuivi d'aucun affect de notre part, nous assimilons notre affect à celui que nous lui supposons.

    Et l'autre fait de même avec nous.

    Ce phénomène de projection constitue l'inter-subjectivité humaine, dans laquelle la pensée ou le sentiment de l'autre ne sont accessibles que par ce que je peux en spéculer.

    (Et réciproquement pour lui bien sûr).

     

    Une savoureuse illustration en est donnée par l'histoire juive bien connue que Freud rapporte dans Le mot d'esprit dans son rapport avec l'inconscient.

    « Dans une gare de Galicie, deux Juifs se rencontrent dans un train.

    'Où vas-tu ?' demande l'un. 'À Cracovie', répond l'autre.

    'Regardez-moi ce menteur !' s'écrie le premier furieux. 'Si tu dis que tu vas à Cracovie, c'est bien que tu veux que je croie que tu vas à Lemberg. Seulement, moi je sais que tu vas vraiment à Cracovie. Alors pourquoi tu mens ?' »

     

    Lacan complétera cette réflexion sur la spéculation dans Le séminaire sur La lettre volée qui inaugure les Écrits.

    Il rappelle le passage où le détective Dupin explique son truc pour résoudre les cas les plus énigmatiques. « J'ai connu un enfant de huit ans, dont l'infaillibilité au jeu de pair ou impair faisait l'admiration universelle ».

    Quand Dupin lui demande comment il fait pour deviner son adversaire à tous les coups, l'enfant formule ce parfait usage des neurones miroirs, qui pourrait être un corollaire de la prop. 27 ci-dessus :

    « Quand je veux savoir jusqu'à quel point quelqu'un est circonspect ou stupide, jusqu'à quel point il est bon ou méchant, et quelles sont actuellement ses pensées, je compose mon visage d'après le sien, aussi exactement que possible, et j'attends alors pour savoir quelles pensées ou quels sentiments naîtront dans mon esprit ou dans mon cœur, comme pour s'appareiller et correspondre avec ma physionomie. »

    (Edgar Allan Poe. La lettre volée. Histoires extraordinaires)

     

    De ce qu'il ressent il déduit ce que l'autre ressent, de là il déduit comment il raisonne, et de là comment lui répondre pour gagner. CQFD. Huit ans et déjà parfait géomètre ...

     

  • Mytho

    « … l'orgueil (superbia) c'est une espèce de délire, parce que l'homme, les yeux ouverts, rêve qu'il peut toutes les choses qu'il atteint par la seule imagination et que de ce fait il contemple comme des réalités, et elles le transportent de joie aussi longtemps qu'il ne peut pas imaginer ce qui en exclut l'existence et limite sa puissance d'agir. L'orgueil est donc une joie née de ce qu'un homme fait de soi plus de cas qu'il n'est juste. »

    (Spinoza Éthique part.3 scolie prop.26)

     

    Exemple aussi drôle qu'éloquent du rapport problématique entre imagination et réalité, qui est posé depuis la proposition 18 (cf Même s'il n'existe pas). L'imagination peut être re-présentation d'une chose réelle. Comme, tout autant, elle peut être figuration d'une chose fantasmatique.

     

    C'est pourquoi tout ce passage de la partie 3 cherche à poser la pertinence éthique du concept logique d'épreuve de réalité. La justesse, conformation à la logique, ouvre à la justesse de comportement, la justice.

    Je pense juste donc je suis sur la bonne voie.

     

    Inversement l'espèce de délire de l'orgueilleux, qui induit un comportement grotesque, clownesque, avant tout risible, peut aussi en faire un dévoyé, un pervers radicalement injuste, ne reconnaissant d'autre loi que la sienne.

    Et là on rit nettement moins.

    On n'ose imaginer les dégâts produits par un orgueilleux bouffon solennel* qui, occupant un poste éminent (genre président d'une puissance mondiale) (un exemple au hasard), ferait joujou avec son pouvoir d'imposer sa mythomanie sociopathe à tort, à travers, et au monde entier.

     

    Non mais là c'est moi qui délire, c'est impossible, tout le monde réagirait, non ?

     

    *cf Vol libre 31-08-19

     

  • Qu'il vive

    « Ces affects de haine et leurs semblables se rapportent à l'envie, qui pour cette raison n'est rien d'autre que la haine même, en tant qu'on considère qu'elle dispose l'homme à se réjouir du malheur d'autrui, et, au contraire, à s'attrister de son bonheur. »

    (Spinoza Éthique part.3 scolie prop.24)

     

    Il est intéressant de mettre ceci en regard de :

    « l'appétit (et de là le désir, appétit avec conscience de l'appétit) n'est rien d'autre que l'essence-même de l'homme, de la nature de quoi suivent nécessairement les actes qui servent à sa conservation » (scolie prop.9 cf Généalogie de la morale)

     

    Le désir et l'envie s'opposent donc radicalement. Le désir est porteur d'une dynamique de vie. Donc à la fois actif et positif.

    L'envie est au rebours, à l'inverse. Elle dénigre, défait, dévitalise.

    L'envie est typiquement l'affect « passif-agressif ».

    On envie parce qu'on se sait ou se croit impuissant dans son désir. Alors on voudrait voir détruit chez l'autre ce qu'on ne peut avoir. Ou être.

     

    Le désir et l'envie s'opposent comme les deux mères lors du jugement de Salomon (1er livre Rois chap 3  v.16-28)

    Deux femmes se disputent le même enfant. Chacune en avait un, mais l'une des deux a étouffé (involontairement) le sien en dormant. Elle échange son enfant mort avec l'enfant vivant de l'autre femme. Celle-ci, quand elle s'en aperçoit, va demander justice à Salomon.

    « Coupez l'enfant en deux, donnez la moitié à chacune » est la sentence.

    L'envieuse, qui veut juste que l'autre n'ait pas ce qu'elle n'a pas, accepte.

     

    Mais l'autre, dans la puissance de son désir, a ce cri du cœur :

    « Donnez-le à cette femme, qu'il vive ! »