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Le blog d'Ariane Beth - Page 430

  • "Tout simplement comme une robe"

    Ne voir aucune mégalomanie dans la citation qui termine la note précédente. Les gisements dans la mémoire sont précieux du fait de leur seule existence, malgré leur quelconquité, leur lambdadité. 

    Précieux sans être extraordinaires.

    Une grande humilité préside ainsi à la création proustienne. 

    Il a écrit avant La recherche, en particulier la première version qu'en est Jean Santeuil. Il a affirmé son talent de critique artistique et littéraire, fait la preuve de sa virtuosité stylistique, affiné son acuité d'observateur moraliste et caricaturiste. Mais il sent bien qu'il n'a pas atteint ce qu'il veut atteindre, sans bien savoir ce que c'est. Il s'est bêtement satisfait de passer son temps, dans l'éparpillement, l'alibi de la vie mondaine, de la séduction, du besoin d'amour. Une énergie gaspillée, perdue pour la seule chose qui, il le sait, le fera vraiment devenir ce qu'il est : une création, une vraie, une inouïe.

    Mais, trait de génie et d'humilité (ça va plus souvent ensemble qu'on ne croit), au lieu de se projeter et se fantasmer en grand créateur dont la Recherche serait l'épopée, il décide de se reconnaître dans le personnage de Marcel, ce dandy qui n'aura rien fait de sa vie. Alors, Marcel trouvant grâce aux yeux de Proust, Proust retrouve toute sa vie dans Marcel. Et le temps qui va avec.

     

    Quant au travail même de l'écriture, un grand artiste, dit-il, « devrait préparer son livre minutieusement, avec de perpétuels regroupements de force, comme une offensive, le supporter comme une fatigue, l'accepter comme une règle, le construire comme une église, le suivre comme un régime, le vaincre comme un obstacle, le conquérir comme une amitié, le suralimenter comme un enfant (oui bon il avait une mère juive ne l'oublions pas), le créer comme un monde. » Sera-t-il ce grand artiste ? Il dit non, sincèrement mais en espérant se détromper lui-même.

     

    En tous cas il connaît sa touche personnelle.

    « Mais pour en revenir à moi-même, je pensais plus modestement à mon livre (…). Il se compare à Françoise, sa vieille gouvernante qui, entre autres travaux, fait de la couture « (du moins comme elle faisait autrefois : si vieille maintenant, elle n'y voyait plus goutte) ; car, épinglant ici un feuillet supplémentaire, je bâtirais mon livre, je n'ose pas dire ambitieusement comme une cathédrale, mais tout simplement comme une robe. »

     

    Un acte féminin, concret, ouvrier. Telle est l'écriture proustienne.

    N'empêche je me pose une question. S'il avait vécu en notre époque de traitement de texte, il n'aurait pas eu besoin de tous ces papiers pense-bête qui couvraient sa table de travail. Aurait-il perçu de la même façon le temps comme un mille-feuilles ? L'instant comme un bout de papier à coller sur la page sous peine qu'il s'envole ?

     

     

  • Ecce tempus

    On a aussi, ça va avec l'ennui, reproché à ce livre la complaisance dans une certaine futilité mondaine. On : du moins les profs du temps de ma jeunesse, dont ceux qui n'étaient pas marxistes c'est qu'ils étaient maoïstes. Insensé, non ? C'est à des choses comme ça qu'on mesure la fuite du temps …

    De quoi désespérer Billancourt en effet que ce long et circonstancié récit de la vie et des émois d'un petit bourgeois. Rien qui évoque la sueur prolétaire sur un torse vêtu d'un marcel. Ou alors seulement moyennant émois homo. Rien qui s'inscrive dans la lutte des classes autrement que dans une distance ironique. Les histoires d'un dandy snob, faisant sa cour à des ci-devants dans leurs salons, admirant des esthètes dilettantes amoureux de l'amour, de l'art, et surtout de l'amour de l'art, observant les manœuvres de demi-mondaines qui veulent que leur progéniture le soit complètement …

     

    Vu comme ça on ne peut qu'acquiescer. Sauf qu'en fait la Recherche n'est pas l'autobiographie de ce personnage sans grand intérêt. Ou plutôt cette autobiographie n'est qu'un moyen, un matériau. Dans cette œuvre Proust met sa plume et sa vie au service du temps lui-même, pour qu'il prenne la parole. La Recherche est l'autoportrait du temps. Et il se trouve que c'est Marcel Proust qui l'écrit.

    Qui y persiste et signe.

     

    Car concrètement, il faut avoir un endroit où cristalliser le temps, un miroir à lui tendre pour qu'il s'y reflète dans toute sa réalité. Sinon on fait un traité abstrait pseudo philosophique, et on rate l'essentiel, la chair du temps.

    C'est pour ne pas mépriser la chair du temps que La Recherche organise le recyclage en autobiographie du temps gaspillé dans une vie ratée. Le seul moyen de retrouver le temps tel qu'il a été c'est à dire perdu, c'est reparcourir pas à pas la vie ratée, dans sa ratitude-même (et avec beaucoup de ratures sur la page). C'est en suivant la trace de la perte, ou la perte à la trace, en refaisant le chemin dans ces jours qu'il n'a pas su cueillir, que le narrateur glane ce qu'ils ont déposé silencieusement dans la mémoire intellectuelle comme charnelle.

    Le temps perdu ne se retrouve pas. En temps, non. Mais bien sous une autre forme, « en somme réalisée dans un livre.»

    (Si après ça vous ne courez pas lire Proust sans perdre une minute, c'est à désespérer, un coup à me faire raccrocher mon clavier).

     

    Et si le livre est long, ce n'est pas complaisance du narrateur dans ses petites histoires. Enfin oui peut être un peu mais c'est humain. Mais c'est avant tout rigueur de l'archéologue à traiter le précieux matériau de ses fouilles. (Et revoilà Indiana Jones) « Je savais très bien que mon cerveau était un riche bassin minier, où il y avait une étendue immense et fort diverse de gisements précieux. Mais aurais-je le temps de les exploiter ? J'étais la seule personne capable de le faire. »

  • "Long à écrire"

    Le plus crucial du suspense, en cette fin de A la Recherche du temps perdu, tient à une question qui peut rester longtemps banale dans une vie mais soudain devient poignante quand on sait arriver au bout, malade, perdant force et souffle. Ce qui est le cas du narrateur dans la fiction comme de Proust dans sa vraie vie, ou ce qu'il lui en reste. « Je me disais non seulement : Est-il encore temps ? mais Suis-je en état ?'»

     

    Après avoir évoqué les derniers mots d'un mourant à ses proches, il poursuit « Moi, c'était autre chose que j'avais à écrire, de plus long, et pour plus d'une personne. Long à écrire. Si je travaillais ce ne serait que la nuit. Mais il me faudrait beaucoup de nuits, peut être cent, peut être mille. Et je vivrais dans l'anxiété de ne pas savoir si le Maître de ma destinée, moins indulgent que le sultan Sheriar, le matin quand j'interromprais mon récit, voudrait bien surseoir à mon arrêt de mort et me permettrait de reprendre la suite le prochain soir. »

     

    Long à écrire. Donc long à lire, forcément. Long : le mot qui éloigne à coup sûr les lecteurs contemporains pour qui l'équivalence long = ennuyeux est un axiome aussi indiscutable que ceux que nous balance Spinoza au début de l'Éthique. Genre « Tout ce qui est est ou en soi ou en autre chose. » Qu'est-ce que voulez dire contre ça ? Eh bien oui la Recherche c'est long, et c'est aussi parfois ennuyeux, pourquoi le nier.

     

    C'est un livre qui raconte tant de choses, offre à l'imagination un tel monde d'images, met en scène une telle multitude de personnages, catalyse sans cesse une infinité de sensations et sentiments du lecteur, le tout dans une accumulation de mots bourgeonnant dans toutes ces phrases qui, hormis la première (fâcheusement semblable pour cette raison à une publicité mensongère) - et quelques autres aussi, disposées çà et là dans l'œuvre avec la précision d'un galet dans un jardin zen, déroulent leur flot complexe et ramifié à grand renfort d'incises, de subordonnées (sans oublier les parenthèses), ces phrases comme faites pour dérouter le lecteur, se dit-il tous les trois mots, si bien qu'il finit par se demander ce qu'il est venu faire dans ce labyrinthe – et c'est alors qu'il regrette (mais bien trop tard, tant il a déjà perdu de temps, ce temps de sa vie dont dès ses premiers arreuh il déplorait la brièveté, la devinant déjà sans pouvoir la comprendre ni l'expliquer) de n'avoir pas saisi le fil que lui offrait Ariane - des phrases qui avouons-le une bonne fois suffisent à faire bâiller le plus éveillé des lecteurs.

     

    Oui on s'ennuie dans la Recherche. Je ne parle pas seulement de certains lecteurs, mais des personnages du livre. Car l'ennui en est une composante fondamentale. Est-ce parce que Proust était trop nul pour savoir utiliser une gomme ? Ou parce que cet ennui a un rôle à jouer dans le livre, qu'il en est en somme un des personnages ? Et d'abord, c'est quoi l'ennui ? Question propre à occuper agréablement vos siestes sur la page à la plage.