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Le blog d'Ariane Beth - Page 433

  • Résultats idées problèmes

    Freud consacre les derniers mois de sa vie, en 1938-39, à rédiger les trois versions successives de l'essai « L'homme Moïse et le monothéisme », qu'il considère comme son testament. Et qui de fait l'est à bien des égards, on en reparlera peut être. Une œuvre étonnante, pour ne pas dire déboussolante, qu'il travaille dans un acharnement et une énergie tout aussi étonnants pour un homme de 82 ans, à qui les douleurs de son cancer ne laissent guère de répit. Un homme dont à ce moment des parents sont happés par la machine antisémite nazie, qui ne l'aurait pas épargné non plus s'il n'avait fui juste à temps. Bref un exilé non seulement de sa Vienne chérie, mais de sa foi humaniste. Et un homme en instance de l'exil définitif, celui de la vie.

    Et puis, outre ce travail plus construit, il continue ce qu'il a toujours fait comme les autres intellectuels ou créateurs : prendre des notes au jour le jour, sous l'intitulé Résultats, idées, problèmes. (Ergebnisse, Ideen, Probleme)

    Un intitulé déjà fort instructif en soi, et indéniablement représentatif du besoin d'ordre, de bilan et d'anticipation de tout obsessionnel qui se respecte.

     

    Résultats. « Bon, ça c'est fait. Emballez c'est pesé, pensé, revu et corrigé. Plus la peine d'y revenir. Ou alors me faudrait un temps que je n'ai plus. Vu le niveau du sablier, je pare au plus pressé. Et puis bon des résultats, ça en fait déjà quelques uns. Pas autant que j'aurais voulu. (Un peu plus quand même que ce qu'a choisi d'en dire Onfray. Si je risquais une interprétation sauvage - autant agir selon l'image qu'il a de moi - je dirais qu'il a du mal à me vouloir du bien. Ce n'est pas ce que je lui demande, ni à personne d'ailleurs. Je me contente de rappeler le mot de Camus que je cite en substance, 'je ne demande pas qu'on soit d'accord avec moi, mais seulement qu'on prenne la peine de me lire vraiment.' Voilà, ça aussi c'est fait.) »

     

    Idées, problèmes. Des mots qui disent : il y a encore tant de pistes à explorer, tant de questions à creuser. Autant résultats sonne ça c'est fait, autant ces deux mots notent le jaillissement encore de la pensée, comme un cours d'eau pas près de se tarir.

     

    Car si Moïse est un testament c'est à dire une œuvre écrite en face de la mort, avec Résidépro la mort, Freud l'ignore avec une belle indifférence. Dans ces petites notes ce n'est que la vie toujours à l'oeuvre, la curiosité, l'acte de penser, intacts, vibrants. Des fourmis dans la tête comme on en a dans les jambes. Un écrit qui fait un pied de nez à la mort, l'écarte de ce geste instinctif qu'ont les enfants quand vous les gênez, tout concentrés qu'ils sont sur leur jeu.

    Résidépro c'est pour Freud un dernier "précipité" de libido, dans la chimie qui met en présence un temps et un désir. « Le désir, ce fils immortel de l'enfance de l'homme. »

     

  • "Grammaticalement correct"

    Un écrivain a rarement un cadavre dans le placard. Il a certes des envies de meurtre envers son éditeur, mais passe rarement à l'acte. En effet qui sait agir ne risque pas de perdre du temps à écrire. C'est pas moi qui le dis c'est Duras. Enfin je le dis aussi mais ça se sait moins.

    Faute de cadavres dans le placard, l'écrivain peut se vanter d'avoir des manuscrits morts dans ses tiroirs, les cadavres décomposés de (sa) prose.

    Ce sont des écrits morts-nés parfois, non viables parce que ne procédant pas d'une réelle urgence, d'une vérité même discutable, d'un désir même absurde. Alors on a arrêté l'inspiration artificielle, mais on garde le cadavre on ne sait pourquoi. Peut être oui comme font les petits rongeurs, par précaution d'animal pas trop bien placé dans la chaîne de la prédation et qui se garde un petit bout d'os à ronger au cas où.

    Parfois les manuscrits sont assassinés. De sang froid, d'une lettre-type désolée de ne pouvoir faire place dans nos collections à votre manuscrit, malgré ses indéniables qualités, qui sans vergogne ose vous souhaiter de trouver une réponse positive chez un confrère. Parfois par inadvertance, d'un mot qui ne pense pas à mal mais qui le fait.

    Par indifférence le plus souvent, comme on oublie d'arroser une plante. Et elle se dessèche, silencieusement.

    Le manuscrit se dé-compose alors, quels que soient le temps et le travail mis à le composer. La chair des sentiments pourrit, le fil du sens s'embrouille et s'effiloche. Il ne veut plus rien dire. Muet comme une tombe sur la joie ou le malheur qui l'a créé. Mais lorsque tout est nettoyé jusqu'à l'os, restent, sur le papier ou l'écran, le mot, la lettre (gramma). Alors tout à coup l'essentiel vous saute aux yeux. "Grammaticalement correct."

    Malgré rejet ou incompréhension, le texte aura toujours accès à un asile indéfectible, la loi du langage. La féroce beauté des cimetières d'écrits vient de là, de l'effrayante et magnifique alchimie de la signification. Cette puissance de donner ou rendre chair à la lettre, dans l'incessant aller-retour entre écriture et déchiffrement interprétatif.

    Car ce texte de Basara me fait penser à deux autres. Un passage du livre d'Ezéchiel (37,1-10) où par la puissance du Nom le prophète rend chair et souffle aux ossements desséchés. Laissons de côté la lecture religieuse pour voir dans ce texte une saisissante métaphore du fonctionnement de la langue. Les mots ne sont que des os sans la chair du réel, une chose réduite à sa plus simple expression. Mais ils sont par là-même la passerelle qui relie à tous les sens et toutes les réalités du monde, à toute vie. Il suffit pour cela de faire vivre leur modalité de prophètes (= interprètes/proclamateurs en grec).

    Second rapprochement, la phrase sur laquelle Umberto Eco termine Le Nom de la rose. Stat rosa pristina nomine, nomina nuda tenemus : « La rose d'hier subsiste dans son nom mais ils sont nus, les noms dont nous disposons. »

    Ajoutons : et c'est très bien ainsi, car la nudité des mots produit, c'est logique, la créativité des stylistes.

  • Périmés ?

    « Je fouille dans mes manuscrits, dans les cadavres décomposés de ma prose. La date de péremption du sens est dépassée depuis longtemps. La chair de mes sentiments s'est décomposée. Tout ce que je disais s'est évanoui. Ne restent que les squelettes des phrases. Des cimetières de petits rongeurs. Pourtant, je continue à améliorer certains passages, à changer l'ordre des mots, à rejeter le superflu. La seule chose qui me console c'est que tout cela est grammaticalement correct. Il y a une beauté féroce dans le spectacle des cimetières bien ordonnés. »

     

    Bon. On est d'accord. Pas folichon. Du moins à première vue, car un texte, lorsqu'on creuse, révèle, sous l'évidence qui s'impose au premier plan, un second, troisième plan, un arrière-fond, et parfois un hors champ tout aussi parlants voire davantage. Qui raconteront qui sait des choses inattendues. Euh … « lorsqu'on creuse » vu le texte, je ne sais pas si c'est habile ? Ça risque d'induire des images éprouvantes pour les âmes sensibles. Si je disais plutôt « lorsqu'on s'approche davantage » ? Oui c'est plus sympa, ça construit un climat de confiance, un peu d'affectif tout ça. On va donc s'approcher de ce texte impressionnant. Et même sans crainte, car en fait il ne mord ni ne tue, bien au contraire.

     

    Mais d'abord que je vous présente l'auteur. Svetislav Basara, né en 1953 en Serbie. Honte à moi je l'ai découvert il y a quelques semaines seulement. Son écriture, cette précision maniaque assortie d'humour grinçant et absurde évoque irrésistiblement Kafka, à qui d'ailleurs il rend nombre d'allusifs hommages dans le bouquin que j'ai lu (z'allez pas me croire j'ai oublié le titre et comme je l'ai emprunté à une bibliothèque, je l'ai plus sous la main. J'avais juste noté ce passage prodigieux. Mais j'essaierai de retrouver promis. Il s'agit d'un recueil de nouvelles très brèves).

     

    Poids des mots choc des images. Cadavres décomposés, squelettes, cimetières. A part zombie déambulant ou vampire rodant assoiffé de sang, on a tous les ingrédients du pitch de film d'épouvante. Ou du reportage sur un charnier découvert quelque part sur notre belle terre humaine où ça guerroie quotidiennement de si belle humeur ma foi.

    Pourquoi un auteur parle-t-il ainsi de ses mots, de ses manuscrits ? Par goût de l'auto-flagellation, soumission à un vieux complexe d'infériorité, respect de la charte du Cercle des Poètes Saturniens Amis de Freud ? On a envie de lui dire : laisse tomber si t'en as marre, mais n'en dégoûte pas les autres.

     

    Oui mais. « Pourtant je continue (…) à changer l'ordre des mots ».

    Voilà. Là on tient un fil. (A suivre)