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Le blog d'Ariane Beth - Page 429

  • "Comme sur de vivantes échasses"

    Ce mouvement final de la Recherche commence au moment où, invité par le prince de Guermantes à une « matinée », le vieux Marcel y retrouve, longtemps après les avoir tous perdus de vue, ceux des autres personnages que la guerre n'a pas tués. Il a d'abord du mal à les reconnaître : on dirait Untel mais grimé en vieux, affublé d'un masque de lui vieilli. Après le suspense, les effets spéciaux : tous ces visages modifiés par un anamorphoseur sans pitié (dirions-nous). Quel effroyable contraste avec le temps où Swann était si charmant, ce temps lointain où avant qu'il arrive « je me (couchais) de bonne heure ».

    « … à ce moment-même ce bruit des pas de mes parents reconduisant Monsieur Swann, ce tintement rebondissant, ferrugineux, intarissable, criard et frais de la petite sonnette qui m'annonçait qu'enfin M. Swann était parti et que maman allait monter, je les entendis encore, je les entendis eux-mêmes, eux situés pourtant si loin dans le passé. »

    « Pour tâcher de l'entendre de plus près, c'est en moi-même que j'étais obligé de redescendre. C'est donc que ce tintement y était toujours, et aussi, entre lui et l'instant présent, tout ce passé indéfiniment déroulé que je ne savais que je portais. »

     

    Et se déroule alors l'ultime et vertigineuse métaphore du livre, tandis que le narrateur replie son télescope.

     

    « J'éprouvais un sentiment de fatigue et d'effroi à sentir que tout ce temps si long non seulement avait, sans une interruption, été vécu, pensé, sécrété par moi, qu'il était ma vie, qu'il était moi-même, mais encore que j'avais à toute minute à le maintenir attaché à moi, qu'il me supportait, moi, juché à son sommet vertigineux, que je ne pouvais me mouvoir sans le déplacer.

    (…) comme si les hommes étaient juchés sur de vivantes échasses, grandissant sans cesse, parfois plus hautes que des clochers, finissant par leur rendre la marche difficile et périlleuse, et d'où d'un coup ils tombaient. »

     

    Pour lui il le sait la chute ne va pas tarder. Mais s'agira-t-il d'une séparation ? Au contraire arrive le moment de faire définitivement corps avec le temps. Maintenant qu'il a rempli sa mission de

    « décrire les hommes (cela dût-il les faire ressembler à des êtres monstrueux) comme occupant une place si considérable, à côté de celle si restreinte qui leur est réservée dans l'espace, une place au contraire prolongée sans mesure – puisqu'ils touchent simultanément, comme des géants plongés dans les années, à des époques si distantes, entre lesquelles tant de jours sont venus se placer – dans le Temps. »

     

    Répondant au « longtemps » qui la commence, le Temps est (et a) le dernier mot de la Recherche. Avec une majuscule, comme une signature.

  • "Entre les piqûres et les ventouses"

    « Je comprenais que mourir n'était pas quelque chose de nouveau, mais qu'au contraire depuis mon enfance j'étais déjà mort bien des fois. (…) Ces morts successives, si redoutées du moi qu'elles devaient anéantir, si indifférentes, si douces une fois accomplies et quand celui qui les craignait n'était plus là pour les sentir, m'avaient fait depuis quelque temps comprendre combien il serait peu sage de m'effrayer de la mort ... »

     

    Comme l'ennui (cf 25 juin), la mort est en filigrane de toute la Recherche, mort réelle de certains personnages, mort des amours, et surtout ces morts successives du moi qui ne manqueront pas aux lecteurs de ce blog de rappeler des réflexions récentes & freudiennes. (cf du 20 au 25 mai et du 10 au 15 juin). Mais dans les dernières pages la mort passe au premier plan. Le fil qui suspend l'épée de Damoclès va bientôt se rompre. Marcel l'accepte comme homme, mais c'est l'affolement de l'écrivain. C'est pourquoi il reprend à son compte le motif de Shéhérazade, en l'inversant. Shéhérazade raconte pour sauver sa vie de nuit en nuit. Marcel espère rester en vie le temps nécessaire pour que la gestation de son œuvre soit menée à terme.

     

    « … je recommençais de nouveau à la craindre, sous une autre forme, il est vrai, non pas pour moi, mais pour mon livre, à l'éclosion duquel était, au moins pendant quelque temps, indispensable cette vie que tant de dangers menaçaient. Victor Hugo dit : 'il faut que l'herbe pousse et que les enfants meurent'. Moi je dis que la loi cruelle de l'art est que les êtres meurent et que nous-mêmes mourions en épuisant toutes les souffrances, pour que pousse l'herbe non de l'oubli mais de la vie éternelle, l'herbe drue des œuvres fécondes, sur laquelle les générations viendront faire gaîment, sans souci de ceux qui dorment dessous, leur 'déjeuner sur l'herbe'. »

     

    Victor Hugo dit, moi je dis. Ici Proust ne se demande plus s'il peut se déclarer ou pas grand artiste, écrivain de génie. La parole sera désormais à la postérité. Quand on se voit déjà inhumé l'humilité devient sans importance. A ce stade du jeu, la seule question est d'être qui on est et faire ce qu'on veut faire. Il consacre donc à son œuvre ses dernières forces. Et c'est un travail terriblement ingrat, une véritable vampirisation.

     

    « ... l'idée de mon œuvre était dans ma tête, toujours la même, en perpétuel devenir. Mais elle aussi (comme les obligations inessentielles de sa vie quotidienne) m'était devenue importune. Elle était pour moi comme un fils dont la mère mourante doit s'imposer la fatigue de s'occuper sans cesse, entre les piqûres et les ventouses. Elle l'aime peut être encore, mais ne le sait plus que par le devoir excédant qu'elle a de s'occuper de lui. »

     

     

  • "Les yeux du lecteur"

    Une fois le projet d'écriture commencé, le narrateur Marcel fait comme nous faisons tous : il cherche à tester son écrit auprès de lecteurs témoins.

     

    « Bientôt je pus montrer quelques esquisses. Personne n'y comprit rien. »

    Ah ah je te vois sourire, lecteur, un sourire qui dit « je l'avais bien dit ». Je te devine en outre rassuré sur ton jugement : bon je suis pas le seul.

    « Même ceux qui furent favorables à ma perception des vérités que je voulais ensuite graver dans le temple, me félicitèrent de les avoir découvertes 'au microscope', quand je m'étais au contraire servi d'un télescope pour apercevoir des choses très petites en effet, mais parce qu'elles étaient situées à une grande distance, et qui étaient chacune un monde. »

     

    Traduction. Pas mal ce truc Marcel, subtil, beaucoup de finesse, c'est tout toi. Juste : c'est un peu trop vu par le petit bout de la lorgnette, non ? Mais t'inquiète ça fera un roman sympa à déguster autour d'une tasse de thé avec une ou deux madeleines. Oui aussi, mais lisons :

    « Une grande distance » : les souvenirs sont à des années lumière, sauf que la lumière il faut la rallumer, ils sont perdus dans les ténèbres (cf 21 juin) du temps passé. Le microscope est un instrument pour entomologiste des passions (là ses potes n'ont pas tort), et le narrateur se livre en effet à une entomologie, avec la même joie ambiguë que celle de Spinoza devant les araignées. Mais son véritable instrument est bien le télescope.

    (On va laisser de côté l'association plus ou moins freudienne que suggère la métaphore - encore que Marcel, ici comme à d'autres reprises dans l'œuvre, n'hésite pas si je puis dire à nous tendre la perche). Pour retrouver le temps et la vie perdue dans les années-ténèbres, Proust se fait astrophysicien. Naviguant par la mémoire dans l'espace-temps, ajustant mot à mot la mise au point du télescope sur l'infini, c'est à dire sur l'éternité. Le temps re-trouvé.

     

    Et aux lecteurs, eux, nous, il adresse cette réponse du berger à la bergère, aussi profonde qu'ironique, aussi humble que fière.

    « Mais pour en revenir à moi-même, je pensais plus modestement à mon livre, et ce serait même inexact que de dire en pensant à ceux qui le liraient, à mes lecteurs. Car ils ne seraient pas, selon moi, mes lecteurs mais les propres lecteurs d'eux-mêmes, mon livre n'étant qu'une sorte de ces verres grossissants comme ceux que tendait à un acheteur l'opticien de Combray ; mon livre, grâce auquel je leur fournirais le moyen de lire en eux-mêmes. De sorte que je ne leur demanderais pas de me louer ou de me dénigrer, mais seulement si c'est bien ça, si les mots qu'ils lisent en eux-mêmes sont bien ceux que j'ai écrits (les divergences possibles à cet égard ne devant pas, du reste, provenir toujours de ce que je me serais trompé, mais quelquefois de ce que les yeux du lecteur ne seraient pas ceux à qui mon livre conviendrait pour bien lire en soi-même). »

    C'est qu'il faut pas trop le chercher, Marcel.