Ok

En poursuivant votre navigation sur ce site, vous acceptez l'utilisation de cookies. Ces derniers assurent le bon fonctionnement de nos services. En savoir plus.

Le blog d'Ariane Beth - Page 455

  • Zarathoustra a le bourdon

    « Où cesse la solitude commence le marché ; et où commence le marché commence aussi le vacarme des grands comédiens et le bourdonnement des mouches venimeuses.» Nietzsche Ainsi parlait Zarathoustra

    Discours Les mouches du marché

     

    Ce n'est que récemment qu'on a interdit l'augmentation du volume sonore lors de la diffusion des spots publicitaires. Fini le sursaut quand le poste de télé se mettait à hurler, piqué par une mouche inconnue. Puis on réalisait « ah merde, la pub », on se précipitait pour couper le son. Enfin, devant les gros plans racoleurs sur sodas, bagnoles ou culs, injonction aussi niaise que criarde au voyeurisme formaté (euh n'est-ce pas un pléonasme, voyeurisme formaté ?), on éteignait tout. Le marché s'accompagne en effet de vacarme, et plus généralement de toute autre production d'un flux massif et accéléré à destination des organes des sens. Il s'agit de déborder la capacité à filtrer et organiser les perceptions, de brouiller leur transmission vers les zones cérébrales capables de les analyser. Car le marché Tout-Vendeur et vendeur de tout (et n'importe quoi) à des gens qui ne savent pas de quoi ils ont besoin, nécessite la production constante d'un bruit qui parasite le circuit perception-réflexion, le circuit du raisonnement et de la pensée.

    Après le pléonasme, voici donc des antonymes : marché et rationalité.

     

    Vacarme et vitesse, efficaces agents décerveleurs à la solde du marché, sont bien présents dans la liturgie de la vente à la criée ou le discours des bonimenteurs au débit vertigineux. Et récemment encore ce n'étaient que hurlements à la corbeille de la Bourse, empilements chaotiques de voix, assortis de gestes d'automates saccadés et fébriles. Une histoire de bruit et de fureur racontée par un dément … Mais sans Shakespeare. Pour un spectacle aussi grossier que son but (arnaquer le concurrent sur le marché), nul besoin non plus du talent de grands comédiens, il y suffit l'agitation de pantins, manipulés à distance par leurs ventriloques absents, les donneurs d'ordres. Le vacarme de la corbeille est aujourd'hui remplacé par le bourdonnement des salles des marchés. Buzz d'ordinateurs écoulant une diarrhée que viennent butiner les petites mains de la main invisible, telles les mouches venimeuses leur tas d'ordures.

    Avec l'image de la place du marché, récurrente dans Zarathoustra, Nietzsche construit une métaphore aiguë de la société. Le marché s'y oppose souvent, comme ici, à la solitude. S'agit-il de se retirer du monde à la manière d'un ermite, ou d'y rester (bien obligé) mais en misanthrope aigri ? Ou simplement de cultiver une certaine aptitude à la solitude ? Une aptitude à ne pas courir après l'appréciation et la reconnaissance, à ne pas confondre valeur réelle et valeur marchande ?

     

     

  • Je hais les désoeuvrés qui lisent

    « Il n'est guère facile de comprendre le sang d'autrui : je hais les désoeuvrés qui lisent.

    Celui qui connaît le lecteur, celui-là ne fait plus rien pour le lecteur. »

    Nietzsche Ainsi parlait Zarathoustra (Lire et écrire)

     

    Désoeuvrés traduit le mot Müssiggänger = ceux qui marchent d'un pas traînant, d'un pas de flâneur. Sont visés je pense dans ces lecteurs désoeuvrés ceux qui lisent « en touristes », juste pour voir (ou pour dire qu'ils ont vu). Ceux-là grignotent le texte comme des pistaches à l'apéro : ce n'est pas une vraie nourriture, et on l'absorbe sans y penser, tout à des conversations superficielles. Ces désoeuvrés qui lisent sont donc incapables d'écouter ce texte comme l'être vivant qu'il est pourtant, puisque coule en lui le sang d'authenticité qui est au principe de son écriture.

    Quant à la seconde phrase, elle ne suggère évidemment pas d'ignorer les lecteurs, de n'en rien vouloir savoir, de balancer ses écrits sans se demander où ils atterriront et comment ils seront reçus. Je l'entends plutôt comme une mise en garde envers les écrits formatés pour un public et un usage. Et aujourd'hui en outre selon les lois de segmentation d'un marché (procédé qui n'en était qu'aux balbutiements à l'époque de Nietzsche, l'heureux homme).

    Un exemple : la platitude conformiste de beaucoup de livres pour enfants et tout-petits. Il semble que la ligne éditoriale consiste dans trop de cas à couvrir toutes les situations, à baliser toutes les étapes d'un parcours normal, ou plutôt moyen. Ou encore à se faire adjuvant de thérapie pour les parcours moins normaux. Heureusement pour nos tout-petits que quelques-uns des éditeurs et des auteurs font encore la part belle à l'imagination, la fantaisie, le non politically correct.

    Nietzsche se méfie de prétendre connaître son lecteur. Surtout si c'est dans le but d'apporter réponse à ses besoins supposés d'après cette connaissance prétendue. Il ne s'inscrit pas dans le principe de base de la vente, du negotium : répondre à un besoin supposé, souvent artificiellement créé. Autrement dit Nietzsche n'écrit pas en publicitaire qui cible des lecteurs. Il a compris au contraire, comme Montaigne (ben oui j'y peux rien) que, si l'on veut vraiment faire quelque chose pour le lecteur, il faut avant tout se garder de projeter sur lui quoi que ce soit, et laisser parler en soi non le publicitaire ou le prescripteur, mais le créateur qui donne sa création comme un arbre son fruit.

     

     

     

  • Sang d'encre

    « De tout ce qui est écrit, je ne lis que ce quelqu'un écrit avec son sang. 

    Écris avec ton sang : et tu verras que le sang est esprit. »

    Nietzsche Ainsi parlait Zarathoustra (Discours Lire et écrire)

     

    Cette phrase peut sonner de façon romantique. Un Zarathoustra qui ne renierait pas les vers de Musset L'homme est un apprenti, la douleur est son maître/Et nul ne se connaît tant qu'il n'a pas souffert.

    Un romantisme indéniable, mais qui ne me paraît pas du tout porter la fine pointe du passage. L'image du sang n'est pas tant là pour signaler la douleur que pour dire l'énergie de la vie, la vie comme énergie. Car la vie est chose qui circule, chaleur, courant. D'où le rapprochement décisif entre le sang et l'esprit. Nietzsche cherche dans ses écrits ce qu'il cherche dans ceux des autres, l'écriture en sang et en esprit. Il écrit dans le souffle intime qui le fait qui il est.

    Ce souffle intime, c'est comme un petit animal en soi. Ce n'est pas l'âne de l'autre jour, mais un tout petit être qui est au monde une boule palpitante de vie, connecté à tout ce qui palpite, aux couleurs qui vibrent, aux secondes qui s'égrènent, surtout lorsque la musique les rend sensibles. Je dis ça parce qu'en écrivant, là, j'écoute la musique de Bach que font vibrer les doigts de Glenn Gould. Bach, l'essentiel. La palpitation de la vie, ce battement fondamental, c'est son rythme exactement, le mouvement ininterrompu qu'il a cherché, obsessionnellement. Qu'il a cherché, et, le miracle est là, qu'il a su poser patiemment en chaque endroit de son œuvre, en chaque moment de sa vie créatrice. Bach aussi écrivait avec son sang. (C'est ce qu'a si bien vu Alexandre Astier dans son spectacle Que ma joie demeure).

     

    Ajoutons cependant que tout le monde n'est pas Nietzsche ou Bach, et l'écriture de sang ne garantit pas nécessairement un contenu plus fort, plus intéressant, ni un gain esthétique ou éthique. Avec son sang, on peut aussi bien écrire des choses superficielles, des conneries caractérisées, des horreurs, des méchancetés, gratuites ou pas. Simplement l'écriture de sang a toujours pour elle la justesse, une certaine adéquation à une vérité de son auteur. C'est une écriture qui ne triche pas : avec son sang, dans les histoires plus ou moins faustiennes, on signe le pacte par lequel on vend son âme au diable, en échange de la vie que l'on désire.

     

    Nietzsche ne fait pas de son Zarathoustra un Faust. Ni un diable ni un dieu (oui je sais faudra bien qu'on parle de cette histoire d'Ubermensch, mais chaque chose en son temps). Il en fait un homme selon son cœur battant, pour lui donner une vie écrite à l'encre de son sang.