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Le blog d'Ariane Beth - Page 459

  • Psychique primitif

    L'explication de l'explosion guerrière de violence et d'irrationalité, Freud va la chercher chez son fournisseur habituel Inconscient & Refoulement Associés. Rien d'étonnant qu'à l'occasion des guerres les hommes s'en donnent à cœur joie dans la barbarie. C'est juste une petite régression vu que sous de légères couches de vernis le psychique primitif est, au sens le plus plein, impérissable.

    On dit primitif mais faut pas croire que sapiens sapiens ou qui que ce soit (je me fais toujours des nœuds dans les lignes brisées de nos vieilles branches) était plus con que nous. Il avait juste un peu plus de mal à gérer de fortes divergences d'intérêts dans le commerce avec ses semblables. «La meilleure part du mammouth et des femelles, le squatt dans la grotte au Sud avec vue, c'est pour moi z'êtes OK ?» était un discours très répandu chez ceux qui voulaient pouvoir exhiber une carte de visite filigranée avec marqué dessus mâle dominant (comme les traders dans American psycho si ça vous parle plus). Une réponse fréquente fut « Casse-toi pauv' con. »

    Quelques morts plus tard, sapiens finit par le devenir un peu plus, et admit la nécessité de limiter dégâts collatéraux comme frontaux. Ce fut la civilisation, somme algébrique (par conséquent possiblement nulle voire négative) des interdits des pulsions destructrices et des prescriptions positives. Outre le fait qu'elle a parfois donné lieu à des trucs folklo qui servaient trop à rien mais que nonobstant on s'est transmis religieusement de mâle dominant en mâle dominant avec le concours gracieux ou pas des dominés de tout poil, la civilisation oblige tout le monde à prendre beaucoup sur soi.

    Celui qui est ainsi obligé de réagir constamment dans le sens de prescriptions qui ne sont pas l'expression de ses penchants pulsionnels vit, psychologiquement parlant, au-dessus de ses moyens et mérite objectivement d'être qualifié d'hypocrite (...) Il y a ainsi incomparablement plus d'hypocrites de la civilisation que d'hommes authentiquement civilisés.

    En clair depuis sapiens sapiens on ajuste sa conduite en fonction du radar mais c'est pas ce qui enlève l'envie de vrouvroumer plus vite que le copain.

    Or il y a dans l'histoire des moments et des lieux où le radar affiche plus ou moins directement « allez-y les gars foncez écrasez qui vous voulez, vous bons eux méchants, on est en guerre contre eux vu que c'est des gens qui prient pas le même dieu ou pas pareil ou pas du tout, qui veulent squatter au même endroit que nous, qui ont une couleur, ou une odeur, qui mangent pas pareil, qui ont chez eux des trucs qu'on voudrait trop et on serait bien cons de leur payer vu que c'est moins cher de les flinguer parce que les armes on les a à prix cassés » (on peut cocher plusieurs cases à la fois et bien sûr compléter selon l'inspiration, ad libitum). Bref

    La guerre nous dépouille des couches récentes déposées par la civilisation et fait réapparaître en nous l'homme des origines. Elle nous contraint de nouveau à être des héros qui ne peuvent croire à leur propre mort; elle nous désigne les étrangers comme des ennemis dont on doit provoquer ou souhaiter la mort ; elle nous conseille de ne pas nous arrêter à la mort des personnes aimées.

    La guerre, elle, ne se laisse pas éliminer.

     

     

     

  • Quel sens donner ?

    Le titre de Freud Considérations actuelles fait explicitement référence au titre de Nietzsche Considérations inactuelles (ou intempestives). C'est un texte où entre autres thèmes, Nietzsche aborde lui aussi la question de la guerre, à partir de celle qu'il a vécue, la guerre franco-prussienne de 1870. Il s'inscrit en faux contre l'impérialisme, la volonté de conquête et d'assujettissement, la volonté d'avoir le pouvoir (cf note du 17 août).

    L'occasion de préciser que son concept fameux de « volonté de puissance » (Wille zur Macht) ne prêche pas une quelconque prise de pouvoir sur l'autre, sur le monde. Il désigne le désir et le choix résolu de l'agir concret, de la réalisation, par opposition à la spéculation comme à la passivité. Un désir et un choix qui se rapportent donc à une éthique (la proximité avec Spinoza est évidente). Une éthique avant tout personnelle. Sainte horreur de Nietzsche pour la masse en ce qu'elle est amorphe et malléable, le troupeau en ce qu'il est suiveur, le collectif en ce qu'il tue la responsabilité. Une horreur qui le rendit sensible à toute esquisse de totalitarisme. D'où l'aberration de sa récupération par l'idéologie nazie. Mais il est vrai que c'est le lot des pensées subtiles et créatrices comme la sienne de donner lieu à malentendus de la part de lecteurs sincères peut être mais peu éveillés. Ou alors d'être utilisées par petits malins et gros méchants de mauvaise foi pour leur faire dire ce qu'elles ne disent pas, au service du tropisme de mort et de violence.

    Le titre de Freud est donc une façon d'inscrire ses réflexions sur la guerre de 14 dans la suite de celles de Nietzsche sur la précédente. Rien de nouveau sous le soleil noir de la déraison humaine avec ses fruits destructeurs. Reste aux humains un peu conscients et lucides à essayer de la considérer pour ne pas en rester sidérés. Résilience d'intellectuels à travers une vis analytica qui est leur mode propre de persévérer dans l'être. C'est exactement ce que veut faire Freud ici, en réponse aux embrouillages et enfumages de la propagande qui est le nerf intellectuel de la guerre comme l'argent en est le nerf matériel.

    Pris dans le tourbillon de ces années de guerre, informé unilatéralement, sans recul par rapport aux grands changements qui se sont déjà accomplis ou qui sont en voie de s'accomplir, sans avoir vent de l'avenir qui prend forme, nous-mêmes ne savons plus quel sens donner aux impressions qui nous assaillent et quelle valeur accorder aux jugements que nous formons. (C'est moi qui souligne). 

    Comment mieux dire l'effet de la guerre, ce rouleau compresseur d'humanité, sur les trois axes qui font l'humain. Informé unilatéralement, l'intellect est incapable de pensée lucide. Assaillis d'impressions impossibles à interpréter ou à admettre, les sens sont débordés par le traumatisme. Quant aux jugements nécessaires à un comportement éthique, au discernement même minimal entre, non pas bien et mal, mais mieux possible et moindre mal, ils sont invalidés par l'effet schizogène et paranogène de la guerre, recomposant le rapport à autrui selon le seul paradigme binaire soumis ou ennemi.

  • Humanité de la peur

    Considérations actuelles sur la guerre et la mort est un petit essai écrit par Freud en 1915. Actuelles étaient ses considérations dans la guerre d'alors, et les guerres en cours s'emploient avec beaucoup de succès à en maintenir l'actualité. Cause de ces considérations : la guerre surprend toujours les gens intelligents. On a beau en savoir un brin sur les limites de l'humanité, on se retrouve con. Comme d'autres penseurs, artistes, scientifiques de l'époque, Freud voyait en effet la possibilité de la guerre, mais ne pouvait pas y croire.

     

    Parmi les grands livres consacrés à la guerre de 14 par ceux qui l'ont subie, il en est un qui fait bien ressentir ce côté insensé de la guerre. Il s'agit de La Peur (1930) où Gabriel Chevallier rend compte de son expérience de Poilu.

    Lucidité sur les enjeux sociaux (vieux de l'élite nantie envoyant à la mort jeunes du « peuple »), les délires d'un nationalisme fétichiste et paranoïaque, l'instrumentalisation politique et religieuse poussant des gens ci-devant civilisés à réactiver l'archaïsme du sacrifice ou du meurtre rituel. La grande force du livre tient à ce que cette réflexion repose sur la place faite au corps, sa légitimité à prendre la parole pour dire sa faim, sa misère, sa peur.

     

    Le livre fait saisir comment la surdité à l'égard du corps, le déni ou le mépris de son expression signent un déficit d'humanité. Comment le corps, l'animal, est en fin de compte à travers ses réactions viscérales le garant le plus sûr et même, paradoxalement, le garant le plus rationnel d'humanité. Le corps est notre garde-fou, le corps est véritablement moral, car c'est en lui seul que la vie a lieu, et non dans l'abstraction de grands idéaux, fussent-ils sincèrement « bons » (et il est rare qu'ils le soient). Le titre en forme de provocation le dit bien : la noblesse des hommes en temps de guerre n'est pas dans l'irresponsabilité délirante de la prétendue « bravoure » qui n'est en réalité que pulsion meurtrière et suicidaire. Un homme (ein Mensch), un vrai, se reconnaît à ce qu'il assume de laisser son corps proclamer sa peur du mal du malheur et de la mort.

     

    L'humanité est là, dans la difficulté à comprendre comment on peut être assez fou pour aller chercher la mort, qui n'est pourtant pas du style à se faire prier. Dans la difficulté à comprendre comment on peut mourir autrement qu'à son corps défendant, comment on peut ne pas tenir à la vie, cesser de faire corps avec sa vie à soi. Et du même mouvement mépriser la vie de l'autre qui est, comme soi, corps animé du seul souffle de la seule vie.

    Oui la guerre surprend les gens intelligents, les gens de simple bon sens qui veulent répondre présents aux perceptions et sensations, reconnaître leur légitimité. Car la morale n'est pas abstraite, pour une bonne raison :

    L'objet de notre esprit est le corps existant, et rien d'autre.

    (Spinoza, Ethique II, Démonstration prop 13)