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Le blog d'Ariane Beth - Page 456

  • Le petit âne et la rose

    « Qu'avons-nous en commun avec le bouton de rose qui tremble parce qu'une goutte de rosée lui pèse sur le corps ? »

    (Nietzsche Ainsi parlait Z, discours Lire et écrire)

     

    Une évidence : Nietzsche n'est pas un philosophe à l'eau de rose. Il est des auteurs vers qui on va sans crainte, sans trouble. On pressent qu'ils ne vous brutaliseront pas. Cela ne réduit en rien leur pouvoir, leur action, mais c'est un soft power. Flânerie avec Montaigne, parcours fléché avec Spinoza : des questions, des déplacements, tout le temps, mais du malaise ou de l'inquiétude, non pas. Avec Nietzsche c'est autre chose. Quelqu'un m'a dit récemment : Nietzsche souvent ça fait mal, c'est aigu. Aigu, voilà le mot exact. Plus encore que tranchant, Nietzsche est aigu, il y a en lui une pointe, un aiguillon. Une épine qui se glisse sous la peau et peut agacer longtemps.

    Donc au moins une chose en commun entre Nietzsche et la rose : les épines.

     

    Mais est-ce la seule ? Devant cette phrase on peut se le demander. Exquise, suave, toute en souffle suspendu, phrase à lire avec la délicatesse requise à dénouer la faveur, déplier le papier du cadeau qu'on vous donne en disant : attention c'est fragile. (Même si en allemand elle ne va pas jusqu'à octroyer la même prime d'assonance que rose/rosée).

    Prenons d'abord les choses au ras des pâquerettes : une phrase pareille est signe qu'on aime contempler la nature. De fait Nietzsche a beaucoup baladé dans les forêts de montagne. Entre nous il a dû y voir plus de rhododendrons que de roses, mais bon la licence poétique c'est pas fait pour les chiens.

    Mais il faut aussi, surtout, avoir tremblé soi-même sous les gouttes de rosée, pour que l'image de la fleur réveille en soi, telle la réplique d'un séisme, le souvenir de larmes qu'on a vues couler, qu'on a fait couler, qu'on a versées soi-même, et dont l'amertume encore vous imprègne.

     

    C'est pourquoi ce refus d'être la rose fragile aux pétales vite froissés sonne un peu méthode Coué : l'âme à fleur de peau ce n'est pas pour moi, l'eau de rose m'écoeure. « La vie est lourde à porter : mais ne faites donc pas vos délicats ! Nous sommes tous, tant que nous sommes, des ânes bien jolis et qui aiment à porter des fardeaux. »

    C'est peut être quand on a vu tant d'ânes médiocres et lourdauds piétiner ses roses qu'on choisit de renverser les choses, et de faire l'âne à son tour. Dans l'effort et l'espoir d'oublier la rose qui tremble en soi.

     

     

    Oui mais comme dirait le Petit Prince « Est-ce que les ânes mangent les roses ? »

  • Pas assez pauvre

    « J'apporte aux hommes un présent. Ne leur donne rien, dit le saint, décharge-les plutôt de quelque chose et porte-le avec eux, c'est ce qui leur fera le plus de bien : du moins si cela t'en fait à toi-même aussi ! Et si tu veux leur donner, ne leur donne pas plus qu'une aumône et encore laisse-la leur mendier !

    Non, répondit Zarathoustra, je ne fais pas d'aumônes. Je ne suis pas assez pauvre pour cela. » (Nietzsche. APZ Prologue 2)

    Un certain humour en filigrane dans ce dialogue. Zarathoustra y joue le rôle du candide devant un vieux saint qu'est venu qu'a vu qu'a vécu. Zarathoustra à qui le texte donne tout de même 40 ans, l'âge de Nietzsche au moment où il écrit. Il y a ici duplication du climat « crise du milieu de vie », qui se résout dans un nouveau départ. Zarathoustra devient la charnière de l'oeuvre de Nietzsche, comme son écriture est une charnière dans sa vie.

    Grande proximité, à cet égard, avec les Essais (oui encore), particulièrement dans la dramatisation, la mise en scène de la prise de parole. Dramatisation accentuée ici. Certes dans les Essais c'est Monsieur des Essais qui parle, non le Montaigne réel, mais c'est de Montaigne qu'il essaie de parler. Zarathoustra lui, est posé d'emblée comme personnage de fiction. Projection du Nietzsche réel, oui, mais il n'est pourtant qu'un être de papier et de mots. On se demande cependant si, pour le philosophe philologue, Zarathoustra n'est pas aussi vivant que lui Nietzsche être de chair, voire plus authentiquement vivant du fait de sa seule existence de Verbe.

    Tout se joue dans ce texte dans l'inversion du sens, le retournement des évidences. Le dialogue opère un chassé-croisé sur la question du donner. Donner n'est pas donner mais décharger, alléger. Décharger n'est pas prendre, mais donner autrement. Donner du moins non du plus.

    Justesse psychologique de ce propos, et aussi justesse sociologique, morale. Tout le monde est prêt à balancer sa marchandise, non seulement pour en tirer du fric, mais parfois par conviction que c'est une bonne came qui fera du bien aux gens. Et pourquoi cette idée que c'est du bon ? Parce que c'est du soi. Telle est la vérité sous-jacente ici révélée. Avant d'aller sur les terres de l'altruisme, le don est d'abord, à usage personnel, une façon de consolider son narcissisme. Plus que ce qu'on donne et à qui on le donne, la question est en donnant de s'assurer qu'on a à donner.

    Cette phrase révèle donc une façon de concevoir l'être qu'on peut formuler : être, c'est s'avoir. D'où la réponse de Zarathoustra sur l'aumône. Je ne suis pas assez pauvre pour cela. Il découvre qu'il échappe au paradoxe de la pauvreté d'avoir besoin de donner pour se prouver qu'on s'a. Il comprend que s'avoir, être quelqu'un, savoir qui on est, ne sera plus sa question. Il a cessé d'être de lui amoureux ou las. Il n'est que là.

     

     

  • Comme l'abeille

    « Vois ! Je suis las de ma sagesse, comme l'abeille qui a butiné trop de miel, j'ai besoin des mains qui se tendent. »

    Nietzsche Ainsi parlait Zarathoustra (Prologue 1)

     

    Est-il exact de dire que l'abeille butine du miel ? Le miel n'est-il pas plutôt le résultat de son butinage des fleurs ? (Butinage ou butinerie, comme vous voulez de toutes façons le mot n'existe pas, on voit que ce ne sont pas les abeilles qui font les dictionnaires. Cela dit il y a "butineur", allez comprendre, car butineur ne peut qu'impliquer butinage, non ?)

    Nietzsche avait-il des mœurs des abeilles des notions si approximatives ?

    A moins que cette dissonance logique, subtilement insérée dans la phrase comme un détail aberrant dans une image pour le jeu des 7 erreurs, n'exhorte implicitement la philosophie à un véritable travail d'abeille, depuis la fleur jusqu'au miel. Sans se borner toujours à se nourrir du miel déjà produit. Non que ce serait condamnable en soi : en fait c'est ce que je fais ici même – donc en effet rien que de très honorable. Mais l'ennui c'est lorsque les philosophes disent ou pensent être des abeilles, alors qu'ils ne sont que mangeurs de miel (ou peut être mouches du marché, titre d'un des discours du Zarathoustra). Nietzsche s'est beaucoup intéressé à la traçabilité des productions philosophiques, par exemple dans la Naissance de la tragédie ou la Généalogie de la morale.

     

    Quant à l'opposition dans cette phrase entre le butinage du miel et les mains qui se tendent, elle est opposition entre prendre et donner. Peut être même entre prendre et être pris, car les mains se tendent-elles pour recevoir quelque chose de lui, ou pour se saisir de lui, pour mettre la main sur lui ?Il y a en tous cas le besoin d'échapper à un trop plein, de se vider de soi : il ne dit pas je suis las de la sagesse (en général) mais de ma sagesse.

    Le prologue raconte en effet que Zarathoustra, un beau jour, se met en marche pour quitter une montagne où il a passé un certain temps à se gaver de méditation plus ou moins accommodée au miel des philosophes. Là il se délecta de son esprit et de sa solitude et ne s'en fatigua pas, dix ans durant. Mais dix ans de tête à tête avec soi-même ça finit par vous lasser un sage, même doué d'un solide narcissisme. Alors il descend de la montagne en silence.

    Ainsi commence Zarathoustra.