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Le blog d'Ariane Beth - Page 477

  • Grand-chose

    Va savoir pourquoi, j'ai eu le plus grand mal à trouver un mot en G qui me convienne. Enfin si, peut être parce que mon nom, mon vrai nom j'entends (Ariane Beth étant un pseudo comme vous le savez ou pas) commence par un G : et du coup je soupçonne que stagnent plus ou moins dans les replis de mon inconscient (retors comme sont les inconscients qui se respectent) de vagues histoires lacaniennes autant que complexes de Nom du Père et tout ce qui s'ensuit. La faute sans doute à ma relecture actuelle de Freud. D'ailleurs j'ai hésité à choisir Freud pour F, mais je m'étais donné comme règle en commençant cet abécédaire de ne proposer que des noms dits communs, et mon pointillisme obsessionnel m'interdit de déroger à une règle, d'autant plus quand je l'ai posée moi-même.

    Bref pour trouver un mot en G, j'ai fait appel à Robert Petit mon fidèle compagnon de délires scribouillards. Et une fois de plus il s'est montré à la hauteur de toutes mes espérances, me proposant des mots particulièrement tentants, comme garde-mite, gendelettre, giraumont, godelureau, godiche, grossoyer. Giraumont et grossoyer : excellents pour le jeu du dictionnaire. L'association godelureau/godiche ne peut qu'inspirer une nouvelle qui commencerait par « Godelureau et Godiche sont dans un bateau », et on les verrait galérer parce que Godiche aurait évidemment laissé glisser la godille de l'embarcation qui par ailleurs était dépourvue de gouvernail. Avec gendelettre on se dit qu'il faut être au moins Proust pour employer un mot pareil et ça rate pas, Robert illustre précisément sa définition (dont personne n'a besoin, le mot parlant de lui-même) par une phrase de Proust, à propos de qui on ne peut s'empêcher, malgré toute l'admiration que ne manquent jamais de susciter la finesse et la profondeur qui s'entremêlent en chacune de ses phrases, telles les arabesques des motifs art nouveau répondant aux volutes sonores de la musique de Debussy, on ne peut s'empêcher de penser donc, et même de dire, avec une brutalité que n'aurait pas reniée Basin de Guermantes, qu'il avait parfois un peu de temps à perdre.

     

    Si j'ai finalement retenu grand-chose parmi d'aussi alléchantes propositions, c'est que sa définition présente un caractère assez rare, peut être même unique. Jugez plutôt, je recopie :

    Grand-chose. n.inv. Fin XV° (ça nous rajeunit pas) de grand et chose (où va-t-il chercher tout ça?).

    1 Pas grand-chose : peu de chose. Ex : Cela ne vaut pas grand chose.

    2 Fam. Un, une pas grand-chose : personne qui ne mérite pas d'estime.

    Étonnant, non ? Robert pose un mot pour définir son contraire, et son contraire seulement. Grand-chose ne s'écrit que pour être nié du même mouvement. Voilà une curiosité qu'on peut nommer une « définition-rature ». Et en plus entre nous, définir pas grand-chose par peu de chose …

     

    Robert a donc écrit une définition à la fois inutile et incohérente. Vous savez quoi ? Heureusement qu'il ne s'est pas lancé dans la politique.

  • Floraison

    Au début de ce qui est à mon sens le chef d'oeuvre de Giono, Un Roi sans divertissement, il y a des pages absolument extraordinaires. L'arrivée de l'automne est décrite comme la préparation d'un rite sacrificiel sanglant, où les feuillages jaunes, rouges, ocres, sont comparés aux parures de prêtres aztèques. Giono y fait preuve d'une efficacité virtuose, d'une énergie verbale propre à catalyser l'imagination du lecteur. En tous cas la mienne, ces pages me fascinent toujours autant à chaque relecture. Il y a plein d'endroits de son œuvre où Giono en fait trop, pensée limite simpliste, affectation épique inutile, effets d'écriture appuyés. Pour ma part je l'accepte à peu près à cause de cette intensité jamais démentie qui est pour moi sa marque. Mais quand a lieu tout à coup un moment parfait d'écriture, comme dans le début d'Un Roi, je savoure vraiment. Allez (re)lire ça, et découvrir comment vont se jouer les meurtres annoncés, comment le sang et la neige vont construire leur partition angoissante, comment vont se rencontrer un loup et un homme dans le premier polar métaphysique de la littérature française.

     

    Quel rapport avec floraison ? Bonne question. Dans la campagne ces jours-ci c'est la floraison des amandiers. On les voit ici et là exploser à côté des autres arbres, des buissons encore nus et bruns. Ils se mettent à lancer un signal, une fusée de feu d'artifice qui éclate en bouquets blanc, rose pastel couleur aile d'ange, rose plus saturé flirtant avec le rouge. Sentinelles du printemps, guetteurs de la vie qui revient, ils s'épanouissent en un sourire si contagieux qu'en un instant il efface les pensées moroses des jours d'hiver, le recroquevillement des corps et des esprits : allez, debout, paresseux, finie l'hibernation, c'est pas tout ça, il y a un printemps à vivre !

     

    Les arbres automnaux de Giono, guerriers aztèques guettant leurs victimes, annoncent la violence et la douleur, les amandiers dans leur rire de pétales ouvrent sur la lumière, la chaleur, la suavité, la joie, toutes ces promesses de la belle saison.

    Et qu'est-ce que c'est bon à prendre !

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Exceptionnellement

    Voilà un mot qui se la pète bien. Déjà être un adverbe c'est (parfois, pas toujours, plus ou moins, tôt ou tard, discrètement ou pesamment) venir mettre son grain de sel dans une phrase où on ne l'attend pas forcément, mais où il va s'efforcer de capter toute l'attention. C'est le mot qui fait genre moi je viens juste pour mettre une touche finale, mais vous verrez ça peut tout changer. Le pire c'est que c'est pas tout à fait faux. Cependant il ne faudrait pas oublier que sans ossature verbale, musculature substantive, tissu mou adjectival, le vêtement adverbial resterait suspendu sans avoir où se poser.

    Dans le cas d'exceptionnellement, notons de surcroît que les adverbes en -ment ne sont pas les plus modestes du lot, on a l'impression qu'ils prennent plaisir à exhiber ce signe extérieur de leur adverbialitude. Et pourtant il faut reconnaître que le -ment en question ne sonne pas très bien à l'oreille, non ? Ici on se refuse carrément rien, déjà les deux doubles consonnes, et puis le X qui fait toujours son petit effet. En ce qui me concerne, les mots contenant un X m'impressionnent. Pourquoi ? Peut être parce qu'enfant sur mes cahiers de classe je n'écrivais jamais exercice sans quelque tremblement, contrairement à leçon qui me laissait l'âme en paix. C'est que l'exercice me sommait faire mes preuves, de passer à l'acte, de me mettre à entretenir avec le savoir une relation réelle, et pas seulement esthétique, à distance respectueuse. Heureusement il y avait un autre mot en X qui faisait office de médiateur, « exemple ». L'exemple permettait d'apprivoiser l'angoisse instillée par la question « saurai-je faire l'exercice ? »

    Quant au sens du mot exceptionnellement, la mégalomanie n'est pas loin. Ou alors le manque d'imagination. D'ailleurs les deux sont assez connexes. Car quelle chose se fait exceptionnellement en ce bas monde ? Même des actes relativement rares comme penser, il faudrait être de mauvaise foi pour les taxer d'exceptionnels.

     

     

    A ce stade, le lecteur ne pourra s'empêcher de se demander pourquoi j'ai choisi ce mot pour E si j'ai tant à lui reprocher ? En grincheuse qui avait envie de déverser sa bile ? Par pudeur, évitant de mettre à nu mes sentiments exaltés pour tel ou tel autre mot en E, comme esperluette ou écobuage ? C'est possible. Mais je me demande si je ne dois pas avouer que j'ai choisi ce mot pour en éviter d'autres, par exemple élections et européennes. Désastre démocratique annoncé, par l'abstention ou pire. Et pourtant paradoxalement il y a à la clé de ce scrutin un progrès démocratique dans le fonctionnement des institutions européennes. Enfin le président de la commission sera élu en fonction de la couleur du parlement. Trente ans que ce devrait être ainsi, que l'on aurait dû construire des institutions vraiment représentatives des citoyens européens, à travers lesquelles faire vivre une véritable fédération européenne, l'Europe politique qui nous fait cruellement défaut. Il n'y pas trop d'Europe, mais pas assez. Mais bon, il n'est jamais trop tard pour bien faire. E comme espoir ?