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Le blog d'Ariane Beth - Page 481

  • Sondage

    La sottise est une mauvaise qualité ; mais de ne la pouvoir supporter, s'en dépiter et ronger, comme il m'advient, c'est une autre sorte de maladie qui ne doit guère à la sottise en importunité ; et est ce qu'à présent je veux accuser du mien. (Essais III,8 De l'art de conférer)

     

    Imaginons un sondage. Quel que soit le panel, à la question n°1 « êtes-vous sot ? » (à traduire le cas échéant par êtes-vous con) 100% des personnes interrogées répondront non. Moi aussi d'ailleurs en fait. C'est pas si souvent que je peux partager sans réticence l'opinion majoritaire, alors je ne boude pas mon plaisir. C'est fou le bien que ça fait d'être rassuré sur sa normalité.

     

    A la question n°2 « Tolérez-vous les sots ? »

    « Non, pas du tout » : 75%

    « Pas facilement » : 0,001%

    « Il faut les renvoyer dans leur pays » : 5%

    « C'est quoi tolérer ? » : 18,999%

    « Sans opinion » : 1%

     

    Bon. J'ai eu raison de profiter du confort psychologique provoqué par ma réponse à la question 1, parce que je vais comme d'habitude me retrouver dans les profondeurs du classement. Je l'avoue, je fais partie des 1%. Oui je suis sans opinion sur la question de tolérer les sots. Je laisse le lecteur libre d'interpréter. D'aucuns penseront que je préfère ne pas me mouiller. Oui mais pourquoi ? Deux options ici : ou bien je sais que les sots sont une espèce dangereuse, et je préfère ne pas les provoquer. Autrement dit je développe une phobie des sots. Après tout, affligée déjà d'une grave phobie des chiens, je dois reconnaître mon tropisme phobico-parano.

     

    Ou bien, étant du signe de la Balance je me précipite toujours sur les possibilités de différer toute injonction au choix. Fromage ou dessert ? Euh. Un dessert ne me fait-il pas plus envie ? Oui, mais un fromage c'est plus raisonnable. Quoique. Les fromages c'est de la matière grasse aussi, non? Et puis en fait est-ce que j'ai encore faim ? Pas vraiment. Mais si je me fais plaisir avec un dessert, peut être que je fumerai une cigarette de moins ? Ou deux ?

    D'autres lecteurs imagineront qui sait que mon absence d'opinion résulte d'un positionnement philosophique. Telle Socrate, j'inciterais ainsi à dépasser l'immédiateté de l'opinion reçue pour me poser la bonne question. Et ainsi m'atteler à définir la sottise.

    Et quand je dis m'atteler, je pèse mes mots.

    L'obstination et ardeur d'opinion est la plus sûre preuve de bêtise. Est-il rien certain, résolu, dédaigneux, contemplatif, grave, sérieux, comme l'âne ? (III, 8)

    Vous voulez que je vous dise, en voilà un qui aurait mérité d'être du signe de la Balance. D'ailleurs entre nous je dirais que la balance est clairement le logo de l'entreprise Essais, puisque Montaigne avait fait dessiner une balance sur un mur de sa librairie, assortie de la devise « Que sais-je ? ». Naturellement il ne faut pas assimiler purement et simplement le fait de poser cette question et celui d'être définitivement sans opinion. Il s'agit juste de se donner le temps de peser les choses, de suspendre son jugement, comme on dit chez les philosophes sceptiques ou chez les hommes politiques habitués à la recherche de synthèses improbables.

     

    A la question n°3 « Avez-vous rencontré des sots ? », cela donnerait :

    « Oui, souvent » : 90%

    « Oui, régulièrement » : 9 %

    « Le moins possible » : 1%

     

    Et crac. Me voici encore dans le 1%. Décidément il n'y a que du point de vue de mon rapport à Wall Street que je me place clairement dans les 99%. Je ne sais dire ce qu'est la sottise exactement. Mais j'ai assez vécu chers lecteurs pour avoir constaté qu'elle ne consiste pas essentiellement en un contenu objectif de pensées ou d'opinions stupides ou fausses. Cela ça s'appelle l'erreur, et comme chacun sait il n'est rien de plus humain.

    La vraie sottise, la grave, la dangereuse, la mortelle souvent, résulte d'une absence (allez je lâche le mot) d'éthique dans le dialogue.

     

    Il est impossible de traiter de bonne foi avec un sot. Mon jugement ne se corrompt pas seulement à la main d'un maître si impétueux, mais aussi ma conscience. (...)

    Comme notre esprit se fortifie par la communication des esprits vigoureux et réglés, il ne se peut dire combien il perd et s'abâtardit par le continuel commerce et fréquentation que nous avons avec les esprits bas et maladifs. Il n'est contagion qui ne s'épande comme celle-là.

    (III,8 De l'art de conférer)

     

    La sottise dont parle Montaigne est le fait de pervers. Ceux qui cherchent à vous embrouiller, qui vous tirent vers le bas, jouent sur les réflexes de rivalité mimétique et de peur pour vous empêcher de penser, de raisonner pour devenir un peu moins con.

     

    Ceux-là, où qu'on les trouve, sont à fuir comme la peste.

  • Message personnel

     

    C'est une espèce de pusillanimité aux monarques, et un témoignage de ne sentir point assez ce qu'ils sont, de travailler à se faire valoir et paraître par dépenses excessives. (…) Outre ce, il semble aux sujets, spectateurs de ces triomphes, qu'on leur fait montre de leurs propres richesses et qu'on les festoie à leurs dépens. Car les peuples présument volontiers des rois, comme nous faisons de nos valets, qu'ils doivent prendre soin de nous apprêter en abondance tout ce qu'il nous faut, mais qu'il n'y doivent aucunement toucher de leur part. (…) Tant y a qu'il advient le plus souvent que le peuple a raison, et qu'on repaît ses yeux de quoi il avait à paître son ventre (…) car, à le prendre exactement, un roi n'a rien proprement sien ; il se doit soi-même à autrui.

    La juridiction ne se donne point en faveur du juridiciant, c'est en faveur du juridicié. On fait un supérieur, non jamais pour son profit, mais pour le profit de l'inférieur, et un médecin pour le malade, non pour soi. Toute magistrature, comme tout art, jette sa fin hors d'elle.

    (Essais III,6 Des coches)

     

    Je suis prête à parier qu'il y a pas mal de gens qui en lisant ça sans savoir d'où ça vient, diraient mais qu'est-ce que c'est que ce populiste ? Car on en est là : affirmer les principes de base d'un système de délégation de pouvoir (la responsabilité et l'honnêteté) est considéré comme faire de la démagogie.

    Mais ce qui me retient surtout dans ces lignes c'est la remarquable perspicacité psychologique de Montaigne. On sent qu'il les a observés, les « grands », les chefs, les monarques, qu'il les a écoutés, jaugés, pénétrés, pour finir par déceler leur ressort le plus caché (y compris à eux-mêmes).

     

    Une espèce de pusillanimité, ne sentir point assez ce qu'ils sont. Apparemment étonnant. Les grands de son temps comme du nôtre semblent davantage portés sur la surestimation de soi que sur l'humilité. Précisément. Montaigne décèle dans cette attitude un déni. Leur morgue affichée n'est que l'envers d'une pusillanimité, d'un défaut de courage, de l'incapacité d'être ce qu'ils prétendent. Agir, faire, gouverner : ils en exhibent les signes, que dis-je les simulacres. Pour mieux masquer qu'ils n'ont pas le courage d'en assumer la complexe et difficile réalité. Peut être pas tous, admettons. Mais bon : ils ne mouraient pas tous, mais tous étaient frappés.

     

    Certes il n'est pas facile d'être courageux, de mobiliser une certaine force d'âme, cette animositas dont parle Spinoza. Le contraire exact (les mots sont criants) de la pusillanimité discernée ici par Montaigne.

     

    Où, comment la trouver, l'animositas ? Pépère malencontreusement gauche, Mégère extrêmement adroite, Baronnets et Baronnettes « Tout pour ma Gueule » s'agitant de ci de là.Tout ce petit monde pathétique, ce microcosme partidaire affairé à calculer comment gagner quelques points dans les sondages à la pêche aux électeurs. Ambition peut être, mais pour la subtilité on repassera.

     

    Ne jouons pas cependant trop vite les Pères et Mères la Vertu. Ces gens-là, si nous les avons laissé passer, laissé arriver où ils sont, c'est peut être que nous ne sommes pas si différents d'eux.

    Le toutpourmagueulisme et l'aprèsmoiledélugisme sont des idéologies très répandues, surtout au moment de payer ses impôts, de faire les concessions nécessaires à la construction d'une véritable Europe politique et citoyenne, de se dégager des réflexes d'immédiateté pour donner du temps au temps dans la transition énergétique. A quoi s'ajoute l'autruchisme quand il s'agit de s'extraire de la gangue si confortable de servitude volontaire, en préférant un petit effort citoyen d'information à l'absorption béate de toutes les conneries dont on nous repaît les yeux et ce qui nous reste de cervelle.

     

    Toute magistrature, comme tout art, jette sa fin hors d'elle. Là est l'ambition véritable. La fin en question c'est la gestion la plus juste possible du bien commun. L'animositas qu'elle nécessite repose donc logiquement sur le concept complémentaire et toujours spinoziste de generositas (cf ma note B.attitude 19 de juillet dernier). On est un corps social, comme on est une espèce humaine. Si chaque membre ne met pas en oeuvre sa solidarité de fait avec l'ensemble du corps, vous savez quoi suicidons-nous tout de suite, et on sera tranquille : plus d'impôt, plus de transition énergétique, plus de subtilités diplomatiques. (Oui OK on est sur la bonne voie suicidaire en prolongeant Fessenheim et les autres, mais bon ça peut prendre un certain temps).

     

    Certes je le sais bien, ce sont là conséquences de plus de trente ans de capitalisme mondialisé qui a su casser énergies collectives et individuelles, et dévaluer radicalement la « ressource humaine ».

    Pour s'opposer aux multinationales cyniques, aux systèmes pervers de financement des économies et des états, et tout ça et tout ça, l'idée répandue aujourd'hui est qu'il vaut mieux passer par les ONG, les citoyens de base, les réseaux du net. C'est sûrement utile. Mais pour ma part je ne me résigne pas à laisser tomber le pouvoir de la politique qui peut avoir un tel effet démultiplicateur. Il s'agit juste de la prendre au sérieux. Au lieu de buzzer du tweet, de tweeter du buzz, de jouer les voyeurs des jeux de quéquettes.

     

    Bref, je terminerai par un message personnel.

    Pépère, si tu me lis, ceci pour toi.

     

    C'est toi qui es dans la place aujourd'hui. C'est toi le sommet de l'Etat, voire sa tête. Ne renonce pas à l'ambition.

    Défonce-toi pour l'Europe politique avec Angela et les autres, c'est notre dernier rempart contre les néo-totalitarismes (financiers et autres) comme les nationalismes populistes. Mets au pas les parlementaires et élus : strict non cumul des mandats, fin des privilèges aberrants (genre leur retraite) etc.

    Désamorce les lobbies agro-alimentaire, pharmaceutique, nucléaire (ce sera un début). Comment ? Par le portefeuille bien sûr, ne pas oublier comment on a coincé Al Capone.

    Bon j'arrête là. Dis-toi juste que yes you can.

     

    Ah j'oubliais l'essentiel : vire-nous vite fait tes pusillanimes conseillers en communication et embauche à la place Montaigne et Spinoza. Des gens sérieux et pleins d'humour à la fois, ils ont tout pour te plaire.

    Et en plus ce sera gratos, économie appréciable dont moi contribuable je te serai reconnaissante.

     

    Ou alors tu peux faire appel à moi, je suis disponible.

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • M 128 217 305 (3) En chair et en os

     

    Outre ce profit que je trouve d'écrire de moi, j'en espère cet autre que, s'il advient que mes humeurs plaisent et accordent à quelque honnête homme avant que je meure, il recherchera de nous joindre (il fera en sorte que nous nous rencontrions) : je lui donne beaucoup de pays gagné (je lui épargne beaucoup de chemin), car tout ce qu'une longue connaissance et familiarité lui pourrait avoir acquis en plusieurs années, il le voit en trois jours en ce registre, et plus sûrement et exactement. ( Essais III, 9 De la vanité)

     

    Ces phrases expriment fortement l'identité de Montaigne et de son livre, le fait qu'il s'y soit mis tout entier, livré sans réticence. Au lecteur inconnu il offre l'intimité réservée aux très proches.

    C'est certes d'emblée le parti-pris des Essais, mais ce qu'il y a de nouveau au bout des presque vingt ans d'écriture, c'est la demande de réciprocité. Ici formulée de manière assez poignante il cherchera de nous joindre avant que je meure.

    S'il engage chaque lecteur honnête et suffisant dans cette démarche, c'est qu'il la sait possible depuis que Marie de Gournay l'a réalisée.

    (A vrai dire entre nous je ne sais pas comment elle a pu prendre ces phrases, qui disent quand même un peu qu'elle n'a pas suffi tant que ça).

     

    Désir de réciprocité, de présence réelle et partagée, tel est l'aboutissement. Solidarité des mots avec la chair, l'être concret.

    S'il y a quelque personne, quelque bonne compagnie aux champs, en la ville, en France ou ailleurs, sédentaire ou voyageuse, à qui mes humeurs soient bonnes, de qui les humeurs me soient bonnes, il n'est que de siffler en paume, je leur irai fournir des Essais en chair et en os.( Essais III, 5 Sur des vers de Virgile)

     

    Cette phrase-là, mon lecteur à moi, je ne me lasse pas de la lire, elle m'émeut toujours autant. C'est d'ailleurs par elle que j'ai commencé ce blog, comme si décidément il n'y avait pas mieux à dire, pas autre chose surtout.

    Ce qui m'émeut, c'est que Montaigne donne ici au lecteur tout-venant la place qu'a occupée jadis dans son cœur et sa vie l'ami par excellence que fut La Boétie. Désormais chaque lecteur des Essais est autorisé à dire « La Boétie c'est moi ».

     

    Mais la rencontre se fait dans un climat bien différent. Union quasi mystique des âmes lors des conférences entre les deux amis (sans doute comme pour mieux se garantir contre l'attirance homosexuelle, mais ceci ne nous regarde pas). Et ici pour nous c'est chair pour chair, humeurs pour humeurs. La solennité un peu compassée de l'évocation pieuse cède la place à l'incitation au geste familier, gouailleur, enfantin, de siffler en paume. Allez-y les mecs (et les meufs), sifflez-moi, j'arriverai.

    Dieu me pétrifie : si c'est pas là par avance un pied de nez à sa statue de grand homme, hein ?

     

    Le Montaigne de trente ans de cette phrase éthérée de 128, où le corps hésite encore à se donner voix au chapitre – ce qui se fera dans l'ajout final des dernières années : c'était lui, c'était moi, leurs êtres entiers.

    Le Montaigne vieillissant de 305, si totalement présent en sa chair, si léger, si libre, si joyeux. Itinéraire humaniste d'une vie dans le temps réel. Mais l'essentiel n'est pas là.

    L'essentiel est que les deux Montaigne coexistent en M.des Essais et par lui, dans l'autre temps, celui de la création. Le chapitre Sur des vers de Virgile est conçu comme un « adieu aux dames » dans une joyeuse célébration de l'acte d'amour qui désormais n'est plus d'actualité pour lui (et il le dira avec une incroyable audace). Mais dans ces pages comme jamais, l'écrivain prend conscience de la puissance libidinale de l'écriture. A propos desdits vers de Virgile certes, mais surtout, comme en témoigne ma phrase chérie, à partir de son texte-même. En prend conscience et la met en œuvre.

    L'amour la poésie, magnifique titre d'un recueil d'Eluard. A lire le chap 305 on pourrait dire La vie les Essais.

     

    Aujourd'hui Montaigne est mort « et moi-même je ne me sens pas très bien », ne puis-je résister à dire avec l'ami Woody. Montaigne est mort, et nous mortels : vive M.des Essais ! Vive son œuvre vive à portée de notre joie de lecteurs en chair et en os, aujourd'hui.

    Faisons jouer le charme, prononçons la formule magique qui fait jaillir du vieux bouquin le génie facétieux.

    Parce qu'il s'est essayé à dire, je m'essaie à lire.