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Le blog d'Ariane Beth - Page 485

  • La classe

    Notre vie, disait Pythagoras, retire (ressemble) à la grande et populeuse assemblée des jeux olympiques. Les uns y exercent le corps pour en acquérir la gloire des jeux ; d'autres y portent des marchandises à vendre pour le gain. Il en est, et qui ne sont pas les pires, lesquels ne cherchent autre fruit que de regarder comment et pourquoi chaque chose se fait, et être spectateurs de la vie des autres hommes, pour en juger et régler la leur.

    (Essais I,26 De l'institution des enfants)

     

    Rentrée des classes oblige, je pense ces jours-ci à tous les élèves de France et de Navarre, et à leurs instits et profs, particulièrement ceux de mes amis et de ma famille qui assument cette exaltante mission. Pour ma part cette année encore je ne « rentre » pas (et d'ailleurs c'est selon toute probabilité définitif). Hélas ou tant mieux. Tant mieux pour mon repos et mes petits nerfs, hélas pour ma fibre pédagogique. Tant mieux pour mon otium, hélas pour mon compte en banque. En vérité j'aimerais bien être encore dans la course olympique, ou bien pouvoir vendre mon grain, genre mes livres.

    Mais bon, faisant contre mauvaise fortune bon cœur, je peux toujours me payer un luxe qui n'alourdira pas le déficit public (j'espère que Pépère me sera reconnaissant de ce civisme, tout contraint qu'il soit).

     

    Me payer le luxe dont parle Montaigne ici, c'est à dire regarder tout ça d'un peu loin, à distance respectueuse. Or donc, depuis cette distance, pour tous et chacun de vous rentreurs, en guise de cadeau de début d'année scolaire, cette jolie phrase joyeusement pédagogique.

     

    Qu'on lui mette en fantaisie une honnête curiosité de s'enquérir de toutes choses ; tout ce qu'il y aura de singulier autour de lui, il le verra : un bâtiment, une fontaine, un homme, le lieu d'une bataille ancienne, le passage de César ou de Charlemagne « quelle terre est engourdie par les glaces, ou rendue poudreuse par la chaleur » (Properce)

    (Essais I,26 De l'institution des enfants)

     

    Une attitude qui déborde évidemment le cadre des lieux dédiés explicitement à l'enseignement, où vous avez l'honneur et l'avantage d'oeuvrer les uns et les autres.

    Sans mettre mon grain de sel superflu, je me contente de souligner les mots « fantaisie, curiosité, voir toute chose dans sa singularité ».

    Voir et regarder le monde sous toutes ses faces, le monde réel, et aussi l'autre monde que construisent les mots, comme ici ceux de Properce.

    Se connecter avec tout ce qui se présente. Se faire bon public, et public interactif, de la vie.

    Bref la grande classe qui caractérise Monsieur des Essais, et qu'il nous propose ici.


    De quoi tenir jusqu'aux premières vacances, non ? Allez, bon courage !

  • A plus forte raison

     

    Si philosopher c'est douter, comme ils disent, à plus forte raison niaiser et fantastiquer, comme je fais, doit être douter. (Essais II,3 Une coutume de l'île de Cea)

     

    Semer le doute, suite.

     

    Comme ils disent, comme on dit, et plus particulièrement comme disent les philosophes, et parmi eux, comme le disent particulièrement les pyrrhoniens.

    Un niais c'est, étymologiquement, un bébé oiseau pas encore sorti du nid. Niaiser consistera donc à adopter une attitude systématiquement « naïve », celle d'un Socrate par exemple, qui fait de l'étonnement l'outil de sa maïeutique.

    Mais Socrate, malgré sa niaiserie affichée, suit en fait son idée (en tous cas Platon suit les Siennes, d'Idées).

    Ah bien sûr se carrer dans le dogmatisme, c'est confortable, et puis ça peut rapporter gros, car le dogmatisme c'est vendeur. Alors que niaiser comme le petit niais, le petit oiseau sur la branche, qui doute : je me lance, ou pas ? et qui oscille, léger, trop léger … Objet au mieux d'émotion passagère, au pire de pitié ou de moquerie. Mais il faut avoir la passion de la liberté pour entrer en connivence avec son doute existentiel. Montaigne a la passion de la liberté.

     

    C'est pourquoi, non content de niaiser, il fantastique.

    Fantastiquer, c'est aller par les voies de la fantaisie, laisser aller sa pensée sans la stériliser par la soumission au surmoi rationnel, sans la corriger comme le rêveur se corrige par « l'élaboration secondaire », lorsqu'il remet tout ça en ordre avec un minimum de logique, et censure les incongruités.

    Fantastiquer, laisser se produire imaginations, fantasmes, dans leur état brut, dans leur état naissant. Puis les laisser suivre leur procès aussi aventureux soit-il. Seul moyen de ne négliger aucun des paramètres qui font l'être humain. Le cœur a ses raisons que la raison ne connaît pas. Mais la raison aussi a ses raisons qu'une certaine raison (la raison de la certitude) ne connaît pas.

     

    On voit alors dans cette phrase la cheville toute faite, « à plus forte raison », sous l'ironie dévoiler l'essentiel. Montaigne choisit le mode essais et erreurs, parce qu'il sait une chose, penser, c'est ne pas s'arrêter de penser. Là où on s'arrêterait en se disant : j'ai raison.

    Si Montaigne est Monsieur des Essais, c'est parce qu'il ne pense jamais qu'il a raison. Au contraire, il ne cesse de dé-raisonner, se mettre à distance de ce qu'il a trouvé, changer son point de vue.

    Il n'est pas de la race des pontifiants et des assis. Il serait plutôt du style

    Un pas de toi, c'est la levée des nouveaux hommes et leur en-marche.

    Dixit Rimbaud dans un poème des Illuminations qui s'appelle (tiens tiens …) A une raison.

     

  • Ce que je cherche

    Amis lecteurs aléatoires, inconnus ou pas, salut : Ariane is back in her blog.

    Je réponds ordinairement à eux qui me demandent raison de mes voyages : que je sais bien ce que je fuis, mais non pas ce que je cherche. (Essais III,9 De la vanité)

    Ceux qui ont mis à profit leurs éventuelles vacances pour voyager verront peut être s'ouvrir avec cette phrase d'autres horizons encore. Des questions par exemple. "Les voyages forment la jeunesse". Et la réflexion sur les voyages, alors ? Forme-t-elle la maturité, la vieillesse ? Moi je dirais qu'elle est de l'ordre du nonâgisme. 

    Entendons par là un truc du style "le temps ne fait rien à l'affaire", à compléter ici d'un "et l'espace pas grand chose non plus". Comme il est dit dans ce même chap des Essais, il y a plein de gens qui voyagent sans pour autant s'ouvrir à l'autre et à son territoire inconnu. Ils cherchent à "s'y retrouver", à comparer, pour énoncer invariablement que (chez) eux c'est mieux.

    Il y a le cas inverse de ceux pour qui rien n'est jamais familier, ceux qui sont tombés dans l'altérité comme Obélix dans sa potion magique. Ceux qui ont l'altérité chevillée à la perception, qui s'étonnent, angoissés ou émerveillés (le signe + ou - de l'affect non plus ne fait rien à l'affaire, sauf pour le confort psychologique bien sûr).

    Ceux-là, appelez-les aliénés ou poètes, déboussolés ou trouveurs. Parfois ce sont les mêmes. Une fois, en feuilletant en librairie le bouquin d'un psychiatre, je me suis arrêtée sur la phrase d'un patient qu'il avait mise en exergue : "Je ne trouve rien, ce qui prouve que je cherche bien". Entre nous je pense que quand on avait lu ça c'était trop pas la peine d'acheter le bouquin, car que dire de plus ou de mieux ? Comme quoi les éditeurs ne sont pas si malins qu'ils le croient. (Oui j'ai décidé de me lâcher pour cette nouvelle saison de mon blog, et de me faire plaisir).

    Je ne trouve rien, ce qui prouve que je cherche bien : logique de fou ? Logique tout court, à mon sens. Trouver rien, au sens de rien de prémédité, d'attendu. Donc donner à la recherche toute sa puissance, son étendue. Alors parfois devant le quelque chose le n'importe quoi qu'on rencontre, comprendre : c'était ce que je cherchais, sans savoir que je le cherchais.

    Logique poétique de ceux qu'on appelait dans les pays d'oil des trouvères, et troubadours dans nos pays d'oc. Ceux qui avaient rendez-vous à leur insu, au hasard des mots et des voyages, avec du neuf, de l'inédit, de l'inouï. Ceux qui savent reconnaître ce qui vient et dire, comme Picasso "je ne cherche pas je trouve". C'est la réciproque de l'autre phrase, elles vont ensemble.

    Tout ceci pour dire que nonâgisme n'est pas à confondre avec non agir. Car si Monsieur des Essais ne sait pas ce qu'il cherche, il sait une chose, qu'il cherche, même et surtout en fuyant. Il le dit ici par le sous entendu et l'implicite, dans son art baroque de l'écriture. Sous entendu et implicite pour semer le doute de l'entendement, comme le trompe l'oeil joue avec nos perceptions.

    Il aime ça et il le fait si bien, de semer le doute, Monsieur des Essais. Comme on sème des graines d'intelligence, de lucidité, d'éveil. Et puis pour le plaisir du jeu. Bluffe-t-il, sourire en coin derrière sa moustache ? Laquelle des cartes est l'As de Pique, on s'était pourtant bien appliqué à ne pas le lâcher des yeux ?

    Très fort au jeu du bonneteau, notre ami des Essais, au jeu baroque du trompe l'oeil. Pas sans rapport avec le trompe couillon. Et puis allez tant qu'on y est, parce que c'est bien la question la seule, pas sans rapport avec un jeu de trompe la mort. Le jeu des grands créateurs.