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Le blog d'Ariane Beth - Page 483

  • Sacré gars lopin ...

    Le parler que j'aime, c'est un parler simple et naïf, tel sur le papier qu'en la bouche ; un parler succulent et nerveux, court et serré, non tant délicat et peigné que comme véhément et brusque « le bon style sera celui qui frappera » (épitaphe du rhéteur Lucain), plutôt difficile qu'ennuyeux, éloigné d'affectation, déréglé, décousu et hardi  ; chaque lopin y fasse son corps, non pédantesque, non fratesque, non pleideresque, mais plutôt soldatesque.

    (Essais I,26 De l'institution des enfants)

     

    Le parler : l'acte de livrer une parole, orale ou écrite. Une vraie parole, qui ait une consistance. Une parole vraie, qui procède de la sincérité de son auteur.

    Sincérité, droiture, d'où découle le côté direct, cette brusquerie qui sait trancher. Comme l'épée évoquée implicitement dans la citation de Lucain et plus explicitement dans le mot soldatesque.

     

    Le parler : mot qui unit le fond et la forme, qui ne dissocie pas ce qu'on dit et la manière de le dire. Infinitif substantivé. L'acte et son résultat ensemble. Et qui plus encore ne dissocie pas la parole de son auteur. Montaigne aurait je pense souscrit au mot de Lacan le style c'est l'homme. (En fait il me semble me souvenir que Lacan en disant cela cite quelqu'un mais j'ai oublié qui). Le parler c'est le verbe, et il n'est de verbe audible que fait chair.

     

    Chaque lopin y fasse son corps. Extraordinaire formule. Il y a quelque chose que j'éprouve toujours à la lecture des Essais, c'est la densité du style. Parfois je perçois un passage globalement, je pense avoir compris. Et puis je relis et je décèle tout à coup un monde sous un mot, un monde d'images, d'évocations, d'histoires. Alors oui, c'est vrai, chaque petite parcelle de texte, chaque lopin, devient un immense ensemble, un corps entier.

     

    La dissociation de la parole et de la vie réelle, du verbe et de la chair est envisagée dans trois cas de figure, trois mauvaises façons de faire corps.

     

    Le parler pédantesque vise ceux qui se posent en donneurs de leçons, en enseignants, mais sont incapables de vivre et de faire ce qu'ils enseignent. Les pédants peuvent être de ces enseignants répétitifs plus que répétiteurs, et conformistes plus que créateurs, que nous avons tous plus ou moins rencontrés. Mais ceux-là sont plus dérisoires que dangereux. Les pédants ridicules et dangereux à la fois sont de nos jours ceux qui se permettent de faire la leçon au bon peuple, en se gardant bien de se l'appliquer à eux-mêmes.

    Exemples entre mille : profs d'économie bien planqués dans les universités ou organismes publics qui prêchent la réduction des (autres) fonctionnaires, ou entrepreneurs chantres de la prise de risque. Un risque qu'ils laissent de bon cœur à leurs employés flexibles, s'assurant pour leur part la protection de l'Etat en raclant sans vergogne toutes les « aides » possibles.

    Je ne m'étends pas, chacun pourra trouver ses exemples.

     

    Le parler fratesque se reconnaît à son onction et sa cautèle, c'est un prêchi prêcha aussi tartufe que positivant. De nos jours il est davantage le fait de gourous que de Jésuites (fussent-ils papes ?). Ces gourous prétendus thérapeutes, qui dispensent à longueur de best sellers ou de stages-à-gogos leurs commandements de « développement personnel ». Ou encore ces philosophes qui font dans le néo-stoïcisme guimauve, cherchez l'erreur et l'oxymore.

     

    Le parler pleideresque, celui des juges et avocats, des hommes de loi. Il en faut, et d'ailleurs Montaigne ne crache pas toujours dans ce qui était sa soupe. Mais chose si facile à pervertir. C'est bien là le fonctionnement du pervers, invoquer sans cesse la loi non pour s'y soumettre et la poser en tiers, mais en s'identifiant à elle. Les règles du jeu sont celles de mon je.

    Effort de conviction dévoyé en manipulation, quand il s'agit « d'avoir raison de » au sens de vaincre et de contraindre. Parler pleideresque aussi bien de la publicité que de l'argumentaire biaisé des lobbyistes. Parler pleideresque aussi des gardiens autoproclamés des orthodoxies religieuses, genre ceux qui invoquent des délits de blasphèmes comme au bon vieux temps de feu l'Inquisition. Et qui du coup ne dédaignent pas non plus le parler soldatesque, mais pas hélas au sens métaphorique.

     

    Le style soldatesque de Montaigne, lui, consiste à « y aller », à foncer. Dans la densité du réel aussi bien que de ses pensées. Attaquer les choses et les concepts bille en tête, se tenir sur la brèche, déréglé décousu et hardi.

    Comment ne pas se rallier à son panache de soldat-rhétoricien ?

    Et comment ne pas dévorer avec toujours plus d'appétit sa nourriture de fin cuisinier au parler succulent, court et serré, antidote indispensable à toutes les clabauderies, inanités et âneries que nous essuyons ad nauseam.

     

     

     

     

  • Cause commune

     

    Notre intelligence (notre communication) se conduisant par la seule voie de la parole, celui qui la fausse trahit la société publique. C'est le seul utile moyen par lequel se communiquent nos volontés et nos pensées, c'est le truchement de notre âme : s'il nous faut (s'il nous manque, mais il joue aussi sur l'homophonie faut/faux), nous ne nous tenons plus, nous ne nous entre-connaissons plus. S'il nous trompe, il rompt tout notre commerce et dissout les liaisons de notre police (état, société).

    (Essais II,18 Du démentir)

     

    Montaigne était un homme de parole, à tous les sens. Il explique par exemple qu'il se garde bien de promettre quelque chose quand il n'est pas sûr de pouvoir faire suivre d'effets sa parole. Il fut aussi un parlementaire, un juge. Dans un tribunal il faut savoir peser les mots avec grand soin, déceler tout ce dont ils sont porteurs, toutes leurs conséquences et utilisations potentielles. Dans un tribunal les mots sont décisifs.

    Décisifs aussi, les mots du maire de Bordeaux qu'il fut, comme ceux de cette belle lettre au roi pour demander une plus juste répartition de l'impôt dans sa bonne ville. Les pauvres payent beaucoup, les riches presque rien, cela ne doit pas être ainsi, dit-il. Et il obtint gain de cause ! Comme quoi quand on veut, la politique ça existe.

     

    Il fut aussi quelqu'un qui parlementa et négocia à plusieurs reprises dans la folie sanglante des guerres de religion, tentant d'arriver à faire, à défaut de s'entendre, au moins se parler, les différents partis. Eux, Ligueurs, Réformés, « Légitimistes », mettant en avant leurs prétendues différences de « foi », mais mus en vérité par leur commune mauvaise foi masquant le seul et véritable enjeu de leurs engagements : le pouvoir, et ses abus.

     

    Expérience frustrante et décourageante pour Monsieur des Essais, d'où le ton désolé plus encore que désabusé des phrases ci-dessus. Intelligence, liaisons, société, commerce, des mots chers à son cœur d'humaniste et d'honnête homme qui aimait tant « l'art de conférer ». La conversation instructive avec des gens qui sachent laisser de côté la médiocrité mesquine de la mauvaise foi, pour la joie de chercher à dire vrai.

     

    A chaque opposition, on ne regarde pas si elle est juste, mais, à tort ou à droit, comment on s'en défera. Au lieu d'y tendre les bras, nous y tendons les griffes. (…) Quand on me contrarie, on éveille mon attention, pas ma colère ; je m'avance vers celui qui me contredit, qui m'instruit. La cause de la vérité devrait être la cause commune à l'un et à l'autre. (…) Je festoie et caresse la vérité en quelque main que je la trouve, et m'y rends allègrement et lui tends mes armes vaincues, de loin que je la vois approcher. (…) (III,8 De l'art de conférer)

     

    Cet art de conférer, ne pas croire qu'il soit réservé à des gentilshommes cultivés du XVI° style « parce que c'était lui parce que c'était moi ». Nous sommes tous des responsables de la parole et de la communication, depuis notre premier arreuh. Des parlêtres, dit Lacan.

     

    Et plus encore, vous vous doutez que c'est là où je veux en venir, dans ce qu'il est convenu d'appeler le « débat démocratique ». Terme qu'il faudrait de toute urgence prendre au sérieux.

    Oui, vous messieurs (et mesdames OK) les conseillers en communication, messieurs les lobbyistes de tout poil, messieurs les politiciens professionnels accrochés à vos cumuls de mandats et vos petits ou grands privilèges, messieurs des médias qui faites monter la mayonnaise pour le plaisir d'un éventuel grand frisson extrême-droitier aux élections, c'est à vous que ce discours s'adresse. Vous qui êtes en charge des liaisons de notre société.

     

    N'avez-vous donc pas plus grande ambition que vos pathétiques jeux de cours de récré, le gonflement de vos comptes en banque, la manipulation des citoyens déboussolés en jouant la politique du pire, de la peur et du leurre ?

    N'aimeriez-vous pas, une fois, pour voir, essayer d'agir pour de bon, pour de vrai, pour la cause commune ?

     

     

     

  • Les mots et les chausses


    Si j'étais de ceux à qui le monde peut devoir louange, je l'en quitterais et qu'il me payât d'avance (…) Quel que je sois, je le veux être ailleurs qu'en papier. (…) J'ai mis tous mes efforts à former ma vie. Voilà mon métier et mon ouvrage. Je suis moins faiseur de livres que de nulle autre besogne. J'ai désiré de la suffisance pour le service de mes commodités présentes et essentielles, non pour faire magasin et réserve à mes héritiers. Qui a de la valeur, si le fasse paraître en ses mœurs, en ses propos ordinaires, à traiter l'amour ou des querelles, au jeu, au lit, à la table, à la conduite de ses affaires et économie de sa maison. Ceux que je vois faire des bons livres sous de méchantes chausses, eussent premièrement fait leurs chausses, s'ils m'eussent cru. Demandez à un Spartiate s'il aime mieux être bon rhétoricien que bon soldat ; non pas moi que bon cuisinier, si je n'avais qui m'en servît.

    (Essais II,37 De la ressemblance des enfants aux pères)

     

    Ces phrases ont pour contexte une parenthèse adressée à Mme de Duras en tant que future lectrice. Il s'y produit logiquement ce débat entre l'homme présent et l'auteur « postéritable ». L'estime escomptée de la postérité est un salaire dont on ne pourra jamais jouir, en réalité. La gloire posthume est monnaie de singe. Ne contente que ce qui est au comptant. Rien ne vaut la « vraie vie ».

     

    Et dans la vraie vie, les idées et le savoir abstrait, aussi justes soient-ils, n'opèrent pas directement. Une pensée n'est pas bornée par un corps ni un corps par une pensée, comme dit notre ami Spin. La praxis est reine, c'est dans les mille et un fils du tissu concret de la réalité quotidienne, les fuseaux à démêler, dira M. des Essais ailleurs (I,26), que se jouent ses commodités essentielles. Car quelle que soit leur gravité, même minime, les emmerdes quotidiens ont une incidence souvent forte sur les variations de joie et de tristesse qui nous meuvent (comme dit encore l'ami Spin, que décidément j'aime à mettre à toutes les sauces – à chacun sa cuisine).

     

    Or côté praxis et démêlage des embrouillaminis de la réalité, y a pas photo entre ceux qui ont appris à faire de leurs mains, et plus généralement à procéder sur le réel, et ceux qui ne savent que travailler du ciboulot. On me dira que ce n'est pas incompatible et on aura bien raison. A vrai dire c'est le pied quand on allie les deux. Mais c'est bien rare, à un bon niveau j'entends. Car si grosso modo la philo est à la portée de tout le monde, c'est une autre paire de manches avec la plomberie, l'électricité ou la mécanique auto, telle est mon expérience ...

     

    Montaigne affirme ici, comme ailleurs celle de l'écuyer face au logicien, sa préférence pour la compétence du cuisinier face à celle du rhétoricien. C'est que l'un nourrit, l'autre pas nécessairement. Que sont en général plus goûteuses en bouche les réalisations de l'un que les mots abstraits de l'autre. Cependant, petit feinteux comme toujours (ambitieuse subtilité) Montaigne décale son propos par la chute si je n'avais qui m'en servît. A rhétoricien rhétoricien et demi.

     

    Quant à la remarque sur les chausses comme symbole de la vie concrète opposée à la vie disons de l'esprit symbolisée elle par la production des livres, elle me suggère le rapprochement avec le proverbe l'habit ne fait pas le moine. L'apparence extérieure peut souvent être masque, mensonge au service de toutes les tartuferies, c'est pas faux. Mais on peut faire également la remarque que l'habitus de chacun, même dans le paramètre relativement futile de la vêture, entretient avec sa personnalité une relation intime, y compris à travers ses manœuvres de déguisement.

     

    Le style, le choix des mots sont de l'écrivain à la fois le vêtement et le corps, l'être. Ici mélange savoureux made in Montaigne entre profondeur et légèreté ironique. Et c'est à ajuster être et écriture qu'il travaille dans son livre d'essais. Ou peut être faut-il dire d'essayages.

    Cette difforme liberté de se présenter à deux endroits, et les actions d'une façon, les discours de l'autre, sont loisibles à ceux qui disent les choses ; mais elle ne le peut être à ceux qui se disent eux mêmes, comme je fais ; il faut que j'aille de la plume comme des pieds. (III,9)

     

    Au fait, à propos de choix des mots, mon ciboulot qui a le goût des questions zoiseuses me propose celle-ci : pourquoi ici chausses pour désigner la vêture ? Pourquoi pas manteau, bottes, gants, chapeau ?