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Le blog d'Ariane Beth - Page 484

  • Subtilité ambitieuse

     

    Laisse, lecteur, courir encore ce coup d'essai et ce troisième alongeail (il s'agit du livre III)du reste des pièces de ma peinture. J'ajoute, mais je ne corrige pas. Celui qui a hypothéqué au monde son ouvrage, je trouve apparence (il me paraît logique) qu'il n'y ait plus de droit (…) Mon livre est toujours un. Sauf qu'à mesure qu'on se met à le renouveler afin que l'acheteur ne s'en aille les mains du tout vides, je me donne loi (jem'autorise) d'y attacher (comme ce n'est qu'une marquèterie mal jointe), quelque emblème supernuméraire. Ce ne sont que surpoids, qui ne condamnent point la première forme, mais donnent quelque prix particulier à chacune des suivantes par une petite subtilité ambitieuse. (Essais III,9 De la vanité)

     

    Eventail du vivant, et sa correspondance métaphorique (et pas que) dans l'éventail des humeurs et traits de personnalité d'un vivant (en l'occurrence Montaigne) : ça c'est quoi dont au sujet duquel je causais la dernière fois.

    Je complète le propos par les phrases ci-dessus qui montrent à présent la correspondance entre l'éventail de la personnalité et celui de l'écriture.

     

    Les Essais «évoluent » en déployant leur éventail de pages sans souci d'aboutir, de se « finaliser » dans une forme parfaite, ni même réellement construite, planifiée, modélisée. Leur forme et leur caractère sont de ne pas s'enfermer dans une forme et un caractère.

     

    Montaigne en a pris conscience au fil de l'écriture. Bon lecteur des autres, de Plutarque, de Sénèque, il l'a été tout autant de lui-même. Et il a compris qu'ainsi fonctionnait le génie (au sens étymologique le caractère distinctif) des Essais. Il a accepté que cette forme soit la sienne, toute mineure ou bâtarde qu'il la jugeât. Il a accepté, comme il le dit (toujours au sens étymologique) son écriture inepte. In-aptus = non-adapté.

    Il a compris et surtout accepté que ni comme philosophe, ni comme écrivain, il n'était assignable à une case précise. Toujours un peu à côté, à distance.

    Voilà un discours paradoxe. En voilà un trop fol. Tu te joues souvent ; on estimera que tu dies à droit ce que tu dis à feinte. Ainsi imagine-t-il dans le chapitre III, 5 (Sur des vers de Virgile) l'admonestation du lecteur.

     

    Bref Montaigne révèle dans la citation ci-dessus un trait fondamental de son caractère d'homme et de créateur. J'ajoute, mais je ne corrige pas : refus de l'autocensure et de la mise aux normes de son écrit, fussent-elles rationalisées sous prétexte d'amélioration stylistique.

    D'où en corollaire l'admission, voire l'exhibition ironique du supernuméraire, du surpoids, de la marquèterie mal jointe, dans le style baroque.

    Il y a dans certains passages des Essais, particulièrement ceux où Montaigne comme ici s'explique sur sa façon d'écrire, ce quelque chose d'enfantin et de blagueur bon enfant de l'esthétique baroque. Semblable à ces essaims d'angelots potelés aux joues gonflées qui viennent asticoter les vierges et les saints, en mioches pas très bien élevés.

     

    Je souligne aussi dans ce passage, toujours dans le goût baroque, l'expression délicieusement tarabiscotée de subtilité ambitieuse, où le mot ambitieuse a le sens premier du latin classique. Ambitiosus = qui contourne, qui enveloppe. Ambitio désigne en premier lieu la tournée du candidat. Durant laquelle éventuellement il essaie d'embobiner l'électeur potentiel. (Mais n'entamons pas ce chapitre ...)

     

    Montaigne a le chic pour ça, non, pas pour embobiner, pour faire jouer les étymologies latines. Car le latin explique-t-il (I,26) est sa langue maternelle, la faute à Papa Eyquem qui voulait préparer le fiston à une carrière dans les hautes sphères, où le latin se pratiquait comme aujourd'hui l'anglais chez tout ce qui compte style banques, bulles spéculatives etc. Papa Eyquem ayant l'ambition tout de même moins grossière, il pensait plutôt à quelque chose du genre diplomatie, et en fait ça s'est partiellement réalisé.

     

    Subtilité ambitieuse donc, liberté de bourgeonnement, de ramification d'un écrit, mais bien sous la poussée d'une sève unique. Mon livre est toujours un.

    Quelle sève ? C'est Spinoza qui a le mot pour le dire. La grande qualité qui fait que Montaigne est Montaigne, et donne aux Essais leur style littéralement incomparable, qui ne ressemble à rien, c'est acquiescentia in se ipso.

    (Et là vous vous remuez un peu, chers lecteurs, pour retourner voir dans mes notes B.attitude 14 et 15).

     

    Et si par hasard vous trouviez tous ces commentaires limite capillotractés, j'attire votre attention sur la phrase où Monsieur des Essais signe un chèque en blanc aux lecteurs subtilement ambitieux que nous sommes : Celui qui a hypothéqué au monde son ouvrage, je trouve apparence qu'il n'y ait plus de droit. Personnellement j'en prends acte pourrépondre à l'éventail des Essais par celui de mes interprétations, aussi baroques et échevelées qu'elles soient.

    Interprétations par le fait hypothéquées au lecteur ici même ...

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • L'éventail du vivant

    Mon entendement ne va pas toujours avant, il va à reculons aussi. Je ne me défie guère moins de mes fantaisies pour être secondes ou tierces que premières, ou présentes que passées. Nous nous corrigeons aussi sottement souvent comme nous corrigeons les autres. Mes premières publications furent de l'an mille cinq cents quatre vingts. Depuis d'un long trait de temps me suis envieilli, mais assagi je ne le suis certes pas d'un pouce. Moi à cette heure et moi tantôt, sommes bien deux ; mais quand meilleur ? Je n'en puis rien dire. Il ferait beau être vieil si nous ne marchions que vers l'amendement.

    C'est un mouvement d'ivrogne titubant, vertigineux, informe, ou des jonchets que l'air manie casuellement selon soi.

    (Essais III,9 De la vanité)

     

    L'évocation d'un mouvement d'ivrogne me fait penser à un livre de Stephen Jay Gould intitulé L'éventail du vivant. Ce Gould (je ne pense pas qu'il soit parent du Glenn Gould inoubliable interprète de Bach) est un paléontologue américain (1941-2002).

    Dans ce livre qui date de 1997, comme dans d'autres, il démontre l'invalidité du fantasme normatif d'une « tendance au progrès » dans l'évolution du vivant. Progrès qui résulterait d'une nécessaire marche vers la complexité aboutissant à notre glorieuse intelligence etc. d'êtres humains. Il montre que cette pensée est une caricature simplificatrice de la théorie de Darwin, ou au moins une extrapolation hasardeuse à partir de la notion de sélection naturelle par adaptation au milieu.

    Penser l'évolution à partir de son aboutissement le plus complexe à ce jour est le fait, dit-il, de la contamination du domaine scientifique par l'idéalisme platonicien. L'évolution n'est pas à lire à partir de l'émergence de la forme humaine comme si celle-ci « se cherchait » depuis l'origine de la vie.

    La prégnance de ce fantasme, dit-il en se référant à Freud, est due au fait qu'il est rassurant pour le narcissisme humain.

     

    Or l'émergence de l'être complexe et relativement « achevé » qu'est l'humain est au contraire un résultat totalement aléatoire de l'évolution (interprété du point de vue subjectif de l'humain sur lui-même). Gould déconstruit dans le livre les biais d'interprétation des données à disposition du paléontologue, avec une pédagogie alerte, créative, souriante, voire humoristique. C'est un livre qui mérite le détour, un livre stimulant. Gould a ce don des pédagogues qui fait qu'en le lisant on se sent devenir plus intelligent.

     

    Le mot de détour nous ramène à la « marche de l'ivrogne ». Il explique qu'elle est une illustration (pour le coup canonique chez les paléontologues actuels) de la directionalité d'ensemble de certains mouvements aléatoires. L'ivrogne en sortant du bar, même s'il ne marche pas en avançant à chaque pas avec précision dans la direction du caniveau, finira par y aboutir (ce qui se démontre avec les principes de base du calcul des probabilités). Il a « évolué » du bar vers le caniveau, car chaque fois qu'il se retrouvait au bar dans sa marche hasardeuse, il ne pouvait qu'en ressortir, sauf à arrêter son mouvement. Il ne pouvait sortir du bar que d'un côté, en allant vers le caniveau. Le bar constituant ainsi ce qui s'appelle un « mur ». Mur de gauche en l'occurrence. Il y a aussi des murs de droite, marquant un indépassable. Par exemple le mur des limites du corps humain pour l'établissement de records sportifs (même avec tous les dopages qu'on voudra).

     

    L'apparition de l'être humain n'est que le fait d'une telle directionalité des mouvements aléatoires, à partir du mur de gauche du début du phénomène de la vie. Big bang ou autre.

    A supposer que les cartes du jeu de la vie soient redistribuées, il y aurait une probabilité très mince pour que l'être humain tel qu'il est aujourd'hui émerge à nouveau, même si toute évolution va toujours nécessairement en s'éloignant des conditions du Big Bang ( = le bar où l'ivrogne s'est imbibé).

    Le fait de l'évolution est à la fois plus simple et plus impressionnant : la vie a une tendance et une seule, se maintenir, sous n'importe quelle forme qui tienne le coup.

     

    Ainsi tout finalisme (étayé ou pas d'ailleurs sur un idéalisme) est un joyeux délire narcissique. La force de l'évolution est une énergie applicable à toute émergence du vivant, mais avec des résultats totalement aléatoires. L'image du parcours évolutif de la vie n'est donc pas une ligne disons télescopique, un tronc qui pousserait bon an mal an dans une unique direction.

    Au contraire la meilleure image (et si belle) en est le déploiement spatio-temporel de ce que Gould nomme l'éventail du vivant. Un éventail constitué en fait quasi intégralement par les bactéries, lesquelles sont donc, en juste statistique (il y a un chapitre passionnant sur les biais possibles en statistique) une forme beaucoup plus considérable et représentative de la « tendance » de la vie que l'être humain. Et même que les mammifères, même que les animaux complexes, qui occupent à eux tous très peu de place, comparé à l'étalement de tous les modèles bactériens dans l'éventail.

     

    Ici j'espère que les éventuels lecteurs assidus de ce blog se diront : « tiens, ça me rappelle quelque chose ».

    Bien sûr, Spinoza. Qui s'inscrit radicalement en faux contre le finalisme.

    Qui conçoit la vie, en tant que Deus sive natura, sous cette forme d'éventail.

    (Allez donc voir en particulier tout ce qui a trait à la définition de Dieu).

    Par réalité et perfection j'entends la même chose, dit-il (Ethique, préface de la Partie 4).

    La perfection n'est pas « l'amélioration » finaliste des espèces, de l'homme, de la vie, mais leur persistance dans la réalité de l'existence. Une bactérie n'est pas moins parfaite qu'un être humain, que le grand Spinoza lui-même. On rétorquera qu'aucune bactérie n'a à ce jour écrit l'Ethique. Certes, mais qui sait si l'une d'elle n'a pas produit l'équivalent en mode bactérien ?

     

    Bien entendu, la phrase de Montaigne, malgré l'exemple de l'ivrogne, ne discute pas de la pertinence de la théorie évolutionniste et de ses rapports avec le finalisme. Nous ne disposons pas, malheureusement, des actes d'un colloque de rêve avec pour participants la dream team : Montaigne, Spinoza, Freud et Darwin. Montaigne tient ici un simple propos de moraliste. Le « progrès moral », dit-il, est loin d'être assuré, même à l'échelle d'une simple vie, la preuve moi. Alors on fait quoi ?

     

    Alors on prend l'éventail de la vie et de l'humanité (soi inclus) comme il vient.Tout l'homme ni ange ni bête, mais oscillant entre les deux, occupant différentes places dans l'espace entre les deux, allant tantôt davantage vers l'ange, tantôt vers la bête. Dans cette perspective, corriger le passé à la lumière du présent serait stupidité, présomption de vieux qui croit s'amender moralement pour avoir au moins ça, vu la dégringolade physique ...

    L'exemple de Montaigne ou de Spinoza laisse penser que ceux qui admettent de voir la vie morale sous cette forme d'éventail ne sont pas les moins avancés des vivants que la vie ait produits à ce jour.

     

    En fait, nous marchons, vivants, c'est tout. Et c'est déjà bien beau, ivrognes que nous sommes. On me dira oui mais c'est vers le caniveau final. C'est vrai, mais n'oublions pas le plaisir de la course.

    On me dira oui mais d'une marche si titubante ...

    Et alors ? qu'importe le flacon …

     

     

     

     

     

     

  • Gens désespérés de la prise

    Il ne faut pas trouver étrange si gens désespérés de la prise n'ont pas laissé d'avoir plaisir à la chasse.

    (Essais II,12 Apologie de R. Sebond)

     

    L'agitation et la chasse est proprement de notre gibier : nous ne sommes pas excusables de la conduire mal et impertinemment ; de faillir à la prise, c'est autre chose. Car nous sommes nés pour quêter la vérité ; il appartient de la posséder à une plus grande puissance. (…) Le monde n'est qu'une école de recherche. Ce n'est pas à qui mettra dans le mille, mais à qui fera les plus belles courses. (III,8 De l'art de conférer)

     

    Chasse à la vérité. Chasse qui nous lance sur la piste du sens. Et de là sur la piste du bonheur, de notre ajustement concret à la vie, la vraie vie, la réalité (voir et revoir Spinoza).

    Chasse paradoxale, qui ne peut être ce qu'elle est, chasse à la vérité, qu'à condition que le gibier échappe toujours. Car que fait-on avec le gibier de la chasse, hein ? Si donc nous menions à son terme la chasse, ce serait pour sonner l'hallali de la vérité … Et idem du sens et idem du bonheur.

     

    Mais cet in(dé)terminable ne nuit pas au plaisir. Au contraire : si par malheur on s'emparait du gibier, c'est là que la chasse serait moins drôle. Surtout pour le gibier, dira-ton. Ça va de soi. Mais pas seulement. Tous ces gens qui vous disent la vérité c'est ci, c'est ça, ils sont au moins mortellement ennuyeux, parfois à mourir de rire tant ils n'ont pas le sens du ridicule.

     

    Au pire hélas et souvent, ils sont meurtriers. Surtout quand ils décrètent qu'ils parlent à la place de la plus grande puissance à laquelle Montaigne fait allusion, et qu'ils transforment tout en gibier de leur connerie.

    Les dogmatismes de tout poil ont été et restent les pires armes de destruction massive du bonheur et de l'humanité. Quand on dit ça, je dis pas qu'on mette tout à fait la main sur la vérité, mais on commence à la frôler …

     

    En tous cas (prenons le plaisir quand il se présente) c'est ici une des plus belles métaphores des Essais, venue tout naturellement sous la plume de Montaigne dans son amour du cheval. Car pour lui le plaisir de la chasse est dans le fait de galoper, de se saouler de vitesse et d'espace dans le corps à corps avec ses équidés chéris. D'être de ceux qui font de belles courses.

     

    Pour finir une troisième citation, cadeau, qui vient s'ajouter au pack dans le cadre de notre journée promotionnelle.

     

    Je ne l'entreprends (il parle ici du voyage) ni pour en revenir, ni pour le parfaire ; j'entreprends seulement de me branler, quand le branle me plaît. Et me promène pour me promener. Ceux qui courent un bénéfice ou un lièvre ne courent pas ; ceux là courent qui courent aux barres (dans le cadre du jeu de barres, donc pour s'amuser), et pour exercer leur course. Mon dessein est divisible partout ; il n'est pas fondé en grandes espérances ; chaque journée en fait le bout. Et le voyage de ma vie se conduit de même. (Essais III,4 De la diversion)