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Le blog d'Ariane Beth - Page 482

  • M 128 217 305 (2) Une fille d'alliance

     

    Il arrive que la vie nous fasse des clins d'oeil. Avec humour, tendresse, ironie. C'est ce qui est arrivé un beau jour à Montaigne.

    Il explique au début du chapitre De l'amitié avoir désiré connaître La Boétie avant tout à la lecture du Discours de la Servitude volontaire. (Entre nous c'est vrai qu'il y a de quoi). Bien des années après, la vie va lui offrir si l'on peut dire la réciproque. Cette fois-ci, c'est son écrit qui provoque le désir de rencontre, dans une sorte de permutation des places.

     

    J'ai pris plaisir à publier en plusieurs lieux l'espérance que j'ai de Marie de Gournay le Jars, ma fille d'alliance, et certes aimée de moi beaucoup plus que paternellement, et enveloppée en ma retraite et solitude, comme l'une des meilleures parties de mon propre être. (…)

     

    Le jugement qu'elle fit des Essais, et femme, et en ce siècle, et si jeune, et seule en son quartier, et la véhémence fameuse dont elle m'aima et me désira longtemps sur la seule estime qu'elle en prit de moi, avant de m'avoir vu, c'est un accident de très digne considération.

    (Essais II,17 De la présomption)

     

    Le jugement qu'elle fit des Essais, femme, c'est un accident de très digne considération. Entend-il par là magnifique surprise de la vie, ou son ironie un peu vexante ? J'ai un peu l'impression qu'il pense : une femme, une petite jeune, bon tant pis c'est mieux que rien. Tout Montaigne qu'il est, ce mec vieillissant (il a 51 ans à l'époque et mourra un peu avant ses 60 ans), la qualité décisive qu'il reconnaît à cette jeune femme, c'est de s'intéresser à lui, un peu comme ferait un vulgaire vieux beau ...

     

    La différence avec un vieux beau cependant, c'est que Montaigne ne met pas son narcissisme seulement dans sa petite personne. Il y a son livre, et les deux très vite font corps. Je n'ai pas plus fait mon livre que mon livre ne m'a fait, livre consubstantiel à son auteur. (II,8)

    Et c'est au livre qu'il confie en fin de compte toute la profondeur et la vérité du désir de reconnaissance de l'homme qu'il est.

     

    Dans cette perspective, il fait régulièrement état, à tel détour de page, de ses doutes récurrents sur la valeur des Essais, sur la capacité de cet écrit inepte à susciter l'intérêt des contemporains, et aussi à durer un peu dans le temps pour atteindre une éventuelle postérité. Ses doutes se résument dans celui de trouver ce qu'il appelle un suffisant lecteur. Quelqu'un qui sache s'adonner tout entier à la lecture, lui rendant subtilité pour subtilité, force pour force (véhémence dit-il ici), plaisir pour plaisir.

     

    Et voilà que le suffisant lecteur s'incarne dans celle-là, une petite jeune pleine d'enthousiasme pour son écrit comme pour sa personne.

    La rencontre avec la petite Marie vient révéler à Montaigne le pouvoir, mieux, le charme de ses mots. Et surtout leur incidence dans la réalité. La possibilité de rouvrir en « parole vive » un dialogue suivi.

    L'alliance vécue avec La Boétie se renoue alors, certes autrement, moins intensément, mais se renoue quand même avec cette fille d'alliance. Une alliance dont la médiation n'est plus la culture antique, les livres des grands anciens, mais son livre à lui, son livre de lui.

     

    Lui fait livre.

  • M 128 217 305 (1) L'arche retrouvée

     

    La mort de La Boétie en 1563, lorsque Montaigne a trente ans, désenchante tout à coup pour lui le monde et la vie, radicalement.

     

    Si je compare tout le reste de ma vie (…) aux quatre années qu'il m'a été donné de jouir de la douce compagnie et société de ce personnage, ce n'est que fumée, ce n'est que nuit obscure et ennuyeuse (douloureuse). Depuis le jour que je le perdis, je ne fais que traîner languissant ; et les plaisirs même qui s'offrent à moi, au lieu de me consoler, redoublent le regret de sa perte. Nous étions à moitié de tout : il me semble que je lui dérobe sa part.

    (Essais I,28 De l'amitié)

     

    Ne nous y trompons pas, ce n'est pas de la littérature, du romantisme avant l'heure. Vu la pudeur et la distance constantes dans l'écriture des Essais, l'irruption de ces mots intenses donne la mesure de l'effondrement, de la dévastation de Montaigne. Il n'a soudain plus personne avec qui parler, à qui se livrer, qui lui soit un répondant en intelligence, en cœur, en flamme.

    Alors il va chercher à reconstruire le dialogue perdu : c'est peu après la mort de La Boétie qu'il commence à annoter ses livres et à pratiquer avec les grands auteurs anciens un autre mode de l'art de conférer, qui fut le grand bonheur de cette amitié. Ces auteurs étaient les objets privilégiés des échanges avec La Boétie. Lui est disparu, mais les livres sont toujours là. Ils constituent, osons le mot, un "objet transitionnel" par lequel Montaigne intègre la perte de l'ami.

     

    De cette activité d'annotation naîtra quelques années après (1571) le projet explicite d'écriture, le début de la longue création de vingt ans d'essais. Création par laquelle Monsieur des Essais s'extirpera lentement, comme d'une chrysalide, du deuil vécu par Montaigne.

    Alors lui viendront les mots pour le dire.

     

    Au demeurant, ce que nous appelons amis et amitiés, ce ne sont qu'accointances et familiarités nouées par quelque occasion ou commodité, par le moyen de laquelle nos âmes s'entretiennent. En l'amitié de quoi je parle, elles se mêlent et se confondent l'une en l'autre, d'un mélange si universel, qu'elles effacent et ne retrouvent plus la couture qui les a jointes. Si on me presse de dire pourquoi je l'aimais, je sens bien que cela ne se peut exprimer, qu'en répondant « parce que c'était lui, parce que c'était moi ».

    (Essais I,28 De l'amitié)

    Si ces lignes sont si marquantes, c'est qu'elles sont gagnées sur l'indicible, sur le « cela ne se peut exprimer ». Montaigne n'a rajouté la célèbre formule finale que longtemps après le début du paragraphe. (Au plus tôt quatre ans avant sa mort, puisqu'on ne les trouve que dans l'édition posthume de 1595, le début figurant dans l'édition de 1580). Comme s'il lui avait fallu laisser les mots longuement cristalliser en lui.

     

    Parce que c'était lui, parce que c'était moi.

    Remarquons bien que cette formule modifie le début du paragraphe plus qu'elle ne le prolonge. Elles se mêlent et se confondent, un mélange si universel, elles effacent la couture : toutes expressions d'une fusion totale, d'une « unanimité », de la participation à un seul et même être.

    Dans cette logique, Montaigne aurait alors dû écrire quelque chose comme : "parce que c'était nous" ou  "parce que nous étions nous".

     

    Mais finalement ce qui lui vient sous la plume parle non de fusion, de communion, mais d'une alliance où chacun conserve son identité propre. Et même davantage, l'alliance consiste à affirmer l'unicité de chacune des personnes. Chacun dans cette alliance devient qui il est, irréductible à l'autre. 

    Parce que c'était lui, parce que c'était moi.

     

    Formule solennelle, quasi sacramentelle, et pourtant très simple. Construite telle une arche sur l'architecture de deux propositions jumelles accolées en vis à vis.

    L'arche des mots immortels de M. des Essais où perdure l'alliance vécue jadis par deux amis nommés Montaigne et La Boétie

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

     

  • Ce que ma force ne peut ...

    Ce que ma force ne peut découvrir, je ne laisse pas de le sonder et essayer ; et, en retâtant et pétrissant cette nouvelle matière, la remuant et l'échaudant, j'ouvre à celui qui me suit quelque facilité pour en jouir plus à son aise, et la lui rends plus souple et plus maniable.

    (Essais II,12 Apologie de Raimond Sebond)


    Tiens tiens, il serait donc possible d'être rhétoricien-cuisinier …

    Car on a bel et bien ici une métaphore culinaire, Dieu me gourmande ! (comme dirait le grand Desproges). Pétrissage, touillage, cuisson. Y en a qui revendiquent l'alchimie du verbe. Mais la cuisine aussi est une alchimie, dans un style moins démiurgique et plus humain.


    Montaigne la pratique, cette cuisine verbale et intellectuelle, sans renâcler devant la difficulté. S'il ne comprend pas, il ne lâche pas l'affaire pour autant, il met la main à la pâte quand même. Car il s'agit de rendre comestible la matière à penser, toutes les questions que la lecture de ses auteurs chouchous lui met sous la main. Il n'a pas trouvé la réponse, la forme que la matière pourra prendre ? Peu importe, il travaille au moins la boule de pâte que l'autre pourra travailler à son tour pour finir par s'en nourrir.


    Conviés que nous sommes au banquet des Essais, nous pouvons y déguster beaucoup de plats achevés et dressés dans les règles de l'art, des chefs d'oeuvre absolus de délectation pour la sensibilité et l'intelligence, ces chapitres, ces phrases de pur génie qu'on a tous plus ou moins en tête et au coeur. Genre sur La Boétie, sur l'amour, sur la tolérance, sur l'art de vivre et de goûter le temps. Mais il y a aussi par ci par là sur la table ou à côté, des marmites qui mijotent avec on sait pas trop quoi dedans, et aussi des boules de pâte non identifiée, des crèmes en train de prendre ou pas, des fruits en train de compoter …


    Je lis aussi dans ces phrases cette chose qui caractérise les gens vraiment utiles au monde. Quel que soit leur domaine, ils arrivent à échapper à la fixation en miroir sur les autres, fantasmés en concurrents, en rivaux, en obstacles ou modèles. Et ils sont au contraire tout à leur acte. Ici la plongée dans la « matière » constituée par ses lectures. Une matière qu'il partage avec qui veut venir s'y plonger aussi.


     

    Vous savez quoi ? Je crois qu'aujourd'hui si Monsieur des Essais était dans les médias il se foutrait du buzz et de la course au scoop, qui fait jouer avec les pires démons. S'il était dans la politique, il chercherait à agir et à parler sans calcul, il ne privilégierait pas les combinazione partidaires. Il assumerait le risque de faire ce qu'il pense bon, quoi qu'il en coûte. Il ne penserait pas « eux le peuple », mais « nous la société ». Il trouverait aberrant le cumul des mandats, les privilèges de toute sorte, dont certains très opaques, qui font des arguments tout trouvés aux populistes qui arrivent à faire croire qu'ils sont différents.

    Alors qu'ils ne veulent qu'une chose : être membre du club, eux aussi, et profiter des privilèges, eux aussi.