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Le blog d'Ariane Beth - Page 479

  • Abécédaire

     

     

    Abécédaire

     

    Posons-nous un instant dans la configuration tarte à la crème de l'île déserte. Dans mon île, la musique d'ambiance serait assurée par Mozart, Bach, Schubert, et quelques autres. La déco serait confiée à Rembrandt, Van Gogh, Caravage, Goya, et quelques autres. Rien de très original j'en conviens, mais c'est mon côté CAC 40 : je fais confiance aux valeurs sûres.

    Passons à la bibliothèque. Même sur une île déserte on a droit à son petit intérieur cosy. Bons fauteuils de cuir, tapis, feu dans la cheminée. Et sur les rayonnages un max de bouquins. Parce que les îles désertes sont petites en général, côté randonnées tout ça c'est limité, reste donc pour s'occuper la lecture. Donc un max de bouquins, pour varier les plaisirs en fonction des humeurs. Mais je vous vois venir avec la question cerise sur la tarte à la crème : mettons que tu ne puisses emporter qu'un seul livre, lequel ?

     

    Dans le genre CAC 40, il y forcément la Bible, le livre où on trouve tout comme à la Samaritaine. Elle est pas nouvelle celle-là, mais en astuce à deux balles aussi j'aime les valeurs sûres. Il y a naturellement les Essais, bible humaniste. L'avantage c'est qu'on y on trouve non seulement tout mais le reste en prime, dans un excellent rapport thèmes/page. Mais je dois reconnaître, malgré le culte monomaniaque que je voue à Montaigne, qu'un dictionnaire est encore plus performant dans ce rapport thèmes/pages. C'est pourquoi si, ayant épuisé tout recours, je n'ai finalement droit qu'à un livre sur mon île déserte, ce sera un dictionnaire. Livre le plus merveilleux qui existe, où trouver le monde, les hommes, et toutes les formes que la vie a prises jusqu'à présent. Peut être au fond seul vrai livre en rigueur de termes, quintessence du livre, lui qui prend les mots au mot.

     

     

    Or du dictionnaire à l'abécédaire il n'y a qu'un pas. CQFD. J'ai donc décidé que cette nouvelle saison blogueuse s'écrirait en forme d'abécédaire. Abécédaire qui était donc notre mot en A. 

     

  • L'heure de la récré

     

    Par les temps qui pataugent ou dérapent plus qu'ils ne courent, un bon bouquin au coin du feu, rien de tel pour affronter un week-end pourri.

    (Le commerce des livres) côtoie tout mon cours et m'assiste partout. Il me console en la vieillesse et en la solitude. Il me décharge du poids d'une oisiveté ennuyeuse ; et me défait à toute heure des compagnies qui me fâchent. Il émousse les pointures de la douleur, si elle n'est du tout extrême et maîtresse. Pour me distraire d'une imagination importune il n'est que de recourir aux livres ; ils me détournent facilement à eux et me la dérobent. (…) Il ne se peut dire combien je me repose et séjourne en cette considération, qu'ils sont à mon côté pour me donner du plaisir à mon heure, et à reconnaître combien ils portent de secours à ma vie. C'est la meilleure munition que j'aie trouvée à cet humain voyage.

    (Essais III,3 De trois commerces)

     

    Montaigne aime à répéter qu'il n'a pas lu pour se ronger la cervelle à l'étude d'Aristote. Pas pour accumuler un savoir, mais pour en tirer son plaisir sur le moment. Et aussi pour se divertir, se distraire, échapper aux soucis, chagrins, douleurs physiques aussi. Les deux aspects, plaisir et distraction, sont condensés dans le terme s'amuser.

    Et tous les jours m'amuse à lire en des auteurs, sans souci de leur science, y cherchant leur façon, non leur substance. Tout ainsi que je poursuis la communication de quelque esprit fameux, non pour qu'il m'enseigne, mais pour que je le connaisse. (Essais III, 8 De l'art de conférer)

     

    Il précise ici son mode de lecture avec l'ajout d'un point-clé. Un livre ne peut amuser, au sens existentiel donné ici à ce mot, que s'il se fait compagnon, présence familière. Pour cela il faut le fréquenter assidûment, et ainsi poursuivre la communication avec son auteur.

     

    Quant à ne pas demander d'enseignement à l'auteur, cela permet d'éviter le jeu de gourou/disciple, où les deux succombent de conserve à la triple tentation du pédantesque, pleideresque, fratesque. Mais essayer de le connaître n'est pas si simple et repose sur sur un paradoxe.

    Car une connaissance précise et non superficielle des auteurs, autrement dit la mise en présence de leur être réel, n'est pas comme on pourrait le croire affaire de substance, mais de façon. C'est pour moi le mot clé du passage.

    La façon, la manière dirait Spinoza, la forme déterminant chaque individu dans le tissu de l'unique substance. Celle que partagent tous les auteurs comme tous leurs lecteurs.

    Je veux bien admettre que Montaigne n'emploie peut être pas ici substance en ce sens fort (quoique). Il affirme en tout cas que ce qui est dit compte moins pour lui que la manière de le dire. Position esthétique si l'on veut. Mais pas seulement. Comme le diable est dans les détails, la vérité se révèle dans le choix de tel ou tel mot (et pas toujours un substantif), le temps ou le mode d'un verbe, tel déterminant. Il n'est que d'écouter (même et surtout en écoute flottante) les paroles des politiciens (exemple au hasard) pour en avoir la démonstration.

     

    Bref en percevant la façon d'un auteur, son style, sa marque de fabrique, on le rencontre dans son mode le plus personnel et intime d'être humain. Dans l'interprétation de la partition humanité que lui souffle son génie propre.

    Avec cet homme/auteur tel qu'en lui-même, Montaigne dialogue alors sans façons, car c'est de façon à façon, de génie à génie. Comme il faisait avec des amis au coin du feu, ou encore, lors de ses déplacements à l'étape avec d'autres voyageurs, interlocuteurs de hasard.

    Tel est le principe de création des Essais.

     

    Faire halte sur tel ou tel lopin dans les terres du livre, parce qu'il y fait bon, qu'on s'y sent bien, et dialoguer un instant avec leur auteur, y cherchant à sa façon la sienne, c'est le principe de sa lecture. Amusement et recréation.

     

     

     

  • Pour saluer Woody

    Nous sommes de grands fols : « Il a passé sa vie en oisiveté, disons-nous ; je n'ai rien fait aujourd'hui. - Quoi, avez vous pas vécu ? C'est non seulement la fondamentale, mais la plus illustre de vos occupations. » (…) Notre grand et glorieux chef d'oeuvre, c'est vivre à propos. Toutes autres choses, régner, thésauriser, bâtir, n'en sont qu'appendicules et adminicules pour le plus.

    (Essais III,13 De l'expérience)

    Appendicules et adminicules sont quasiment synonymes : des petits ajouts, des petites choses de surcroît.

     

    Ce dernier chapitre des Essais, c'est fort à propos, je trouve, qu'il est titré De l'expérience. Montaigne y présente en effet le « tout compte fait » de ce qu'il a expérimenté de la vie. Il constitue, usons d'une métaphore mathématique, l'élévation au carré de la valeur essai. Car s'y rejoignent et répondent les essais au sens des expériences concrètes qui ont façonné l'homme, et les écrits qui ont mené à bien la tentative, l'essai d'en rendre compte.

    Ce chapitre condense ainsi l'essentiel du livre et l'essence de la vie, comme fleurs, bois, plantes, sécrétions minérales ou animales, se retrouvent sublimées dans le parfum.

     

    Et il est cela, le chapitre De l'expérience : sublime. De bout en bout, dans chacun de ses moments. Mais non pas, comme on pourrait le croire, parce qu'il offre une forte densité de propos de sagesse humaniste. Il y sont certes ces propos, mais le sublime n'est pas là.

     

    Avez-vous en mémoire le film de Woody Allen « To Rome with love » ? Humour, légèreté, inventivité, souplesse d'esprit. Regard lumineux sur la vie, moyennant celui d'une caméra fluide, sans insistance, mais qui voit tout. Qui passe avec la même bienveillance sur les pierres comme sur les visages ou les corps, les attitudes, les mimiques des personnages moqués si gentiment, avec tant d'empathie. La lumière de Rome captée dans le soir d'été baptise le regard dès la première image. Evidence de la lumière, sagesse si profonde dans sa simplicité, sa banalité assumée. La vie vaut la peine, elle est pleine de surprises, il faut y être avec l'envie de s'amuser, de jouer, de se faire son cinéma comme le personnage joué par Woody qui en est aussi son élévation au carré. Et le joli titre si astucieux. Tous les chemins mènent à Rome. Toute vie peut se baptiser de sa lumière, quand on la vit with love.

     

    Ce qui nous amène au personnage du ténor chantant l'opéra sous la douche pour lui tout seul. Le personnage de Woody, ébloui par sa voix, se met en tête de le « révéler » (et au passage de renouer pour sa part avec le succès vu qu'il ne fait que des bides depuis longtemps). C'est d'abord un échec innommable, car le brave homme perd tous ses moyens sur scène. Et puis l'idée de génie : il suffit de faire une mise en scène où l'homme chante sous la douche, exactement comme il le fait tout seul et spontanément.

     

    Ce qui donne lieu à une des plus drôles images-gags du film. Mais c'est bien plus qu'un gag. Chanter sous la douche, ce petit bonheur de la vraie vie toute simple, devient, à être porté sur la scène de l'opéra, un acte posé comme création artistique. Woody en est rendu là, à dire l'essentiel. Se faire la vie belle (ou se sauver de sa laideur) en y mettant de l'art c'est déjà bien. Mais voir et faire voir que s'adonner de toute sa joie à la vie est la plus grande création artistique, que Notre grand et glorieux chef d'oeuvre, c'est vivre à propos, et le faire avec cet humour, c'est le génie à l'état pur. Je ne sais pas quel âge a Woody, 80 peut être ou même plus. Je pense qu'en tant que solide hypocondriaque il est du style à se faire vieux, en tous je l'espère et je le lui souhaite. Mais le jour où il mourra (si c'est avant moi) j'aurai vraiment le sentiment de perdre un ami.