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Le blog d'Ariane Beth - Page 480

  • "Comme à l'enfance"

     

    La volupté est qualité peu ambitieuse

    (Essais III,5 Sur des vers de Virgile)

     

    Phrase simple autant que douce, à murmurer, lire à mi-voix. Et avec un demi-sourire, ironique ou nostalgique chi lo sa ? Ces moments Joconde qui font le charme de l'écriture de Monsieur des Essais.

     

    Volupté, que voilà un joli mot. Mon ami Robert le considère comme littéraire et/ou vieilli. Jugement bien injuste, c'est comme si on disait que Montaigne est littéraire ou vieux. Bon, soyons honnête, d'une part personne ne dit plus volupté pour parler de plaisir. D'autre part je suis vieux Montaigne le dit au début de ce chapitre. Mais ce sera pour mieux régler son compte à toute complaisance en vieillitude. J'aime mieux être moins longtemps vieil que d'être vieil avant que de l'être. Quant à la littérature, j'ai déjà signalé que ce chapitre ne l'envisage que comme intime union du verbe et de la chair (cf note du 26-10 dernier).

     

    Volupté mot sensuel dans sa seule prononciation, un mot qui fait ce qu'il dit. Il vient en latin du verbe vouloir. La volupté, serait-ce ce par quoi on s'autorise à se faire le bien qu'on se veut ? A ne pas restreindre en tous cas à ses acceptions purement sexuelles, même si elle les inclut. Il m'évoque un duo dans Don Giovanni, la mélodie par laquelle Zerlina berce et apprivoise l'hésitation de son désir, vorrei et non vorrei ... Suspens existentiel bien mozartien et non coquetterie vulgairement dapontesque. Cela dit peut être suis-je injuste, j'ai lu récemment quelque part que Da Ponte n'était pas totalement le macho sans finesse que laissent supposer ses livrets.

     

    Volupté mot magique. Mais attention aux contrefaçons. Montaigne nous les signale, précisément, avec le mot d'ambitieuse. Un mot que nous avons déjà rencontré (voir la note correspondante) dans la petite subtilité ambitieuse où se concentre le génie de Montaigne comme celui de Vermeer dans le fameux petit pan de mur jaune.

     

    Ambitieuse du latin ambitiosa donc. La volupté est vraiment elle-même si elle est peu ambitieuse. C'est à dire ne prend pas de détour, ne se raconte pas d'histoires. De l'ordre du corps et des sens, elle vaut par l'immédiateté de sa prise sur le monde.

    C'est ce qui est développé dans le passage où s'inscrit cette phrase.

     

    Jusques aux moindres occasions de plaisir que je puis rencontrer, je les empoigne. Je connais bien par ouir dire plusieurs espèces de voluptés prudentes, fortes et glorieuses ; mais l'opinion ne peut pas assez sur moi pour m'en mettre en appétit. Je ne les veux pas tant magnanimes, magnifiques et fastueuses, comme je les veux doucereuses, faciles et prêtes. Ma philosophie est en action, en usage naturel et présent, peu en fantaisie. Prisse-je le plaisir à jouer aux noisettes et à la toupie !

    La volupté est qualité peu ambitieuse : elle s'estime assez riche de soi sans y mêler le prix de la réputation et s'aime mieux à l'ombre. (…)

    Je ne puis moins, en faveur de cette chétive condition où mon âge me pousse, que de lui fournir de jouets et d'amusoires, comme à l'enfance : aussi y retombons nous.

     

    Les voluptés sont des contrefaçons quand le corps n'y parle pas en live, en branchement direct sur les sens. Le corps est simple, l'esprit ambitieux. Dans les contrefaçons de volupté, l'esprit se complique la vie à jouir de sa prudence, l'âme de sa magnanimité, la vanité de sa magnificence. Inanité et abstraction de l'imaginaire, des fantasmes substituant l'opinion à la sensation et le discours à l'épreuve. A l'essai.

    Pour peu qu'on ait goûté parfois à de vraies nourritures terrestres, ils n'ont pas en effet de quoi éveiller grandement l'appétit, les plaisirs qui ne se satisfont que de leur connexion à l'orgueil, à l'image et à l'imaginaire. Narcisse ne sait pas jouir.

     

    Les enfants le savent. Parce qu'ils savent jouer, oui certainement. Mais aussi plus profondément parce que leur seule véritable occupation est d'être là, présents au monde de tout leur être. Et plus encore bien sûr les bébés, les infans. Ils n'ont pas encore les mots, alors c'est leur corps qui s'adonne avec tout vis à vis à une intense conversation. Intensité de leur regard qui vous convoque, vous aussi, à la présence, à la volupté d'être là.

     

    Montaigne vieillissant l'a su, retrouver dans la chétive condition où son âge le poussait la volupté qu'il y a à être enfant. Avec en prime l'humour noir de l'adulte dans cette dernière phrase « vous l'avez rêvé, Alzheimer l'a fait ». L'ironie, cette volupté qui s'autorise la seule ambition qui vaille, contourner par la joie les laideurs de la vie.

     

     

  • "L'odeur y tiendra"

    Quelque odeur que ce soit, c'est merveille combien elle s'attache à moi et combien j'ai la peau propre à s'en abreuver. (Essais I,55)

     

    La morosité n'est pas un trait de caractère de Montaigne, du moins il s'est toujours essayé à la fuir. Mais la porosité* en est un.

    (* Oui les jeux de mots simplets m'amusent. J'assume).

    Plutarque parle-t-il de l'odeur de soufre d'Alexandre pour suggérer qu'elle est émanation de sa personnalité profonde ? En tous cas pour moi la notation de Montaigne sur la porosité de sa peau évoque sa capacité à s'imprégner de l'air du temps. Il est poreux, ouvert à tout ce qui lui vient du monde et des autres. Les idées, les événements, les sensations, les sentiments, les paroles entendues ou lues, il prend tout, il s'abreuve de tout. Montaigne n'est pas un penseur absorbé, mais un vivant absorbant*. Une éponge si on veut. D'où la saturation de sens, d'images, d'évocations dans chaque page des Essais.

     

    Cela dit je ne suis pas sûre qu'il apprécierait que je torde ici cette phrase telle une éponge aussi, pour lui faire rendre son jus. Et en outre en réduisant à l'intellect ces notations sensuelles. Mais bon, à chacun sa pudeur peut être.

     

    Mais voici le deuxième point commun avec Brassens.

    A moi particulièrement les moustaches que j'ai pleines, m'en servent. (De véhicule à odeurs). 

    Si j'en approche mes gants ou mon mouchoir, l'odeur y tiendra tout un jour. Elles accusent le lieu d'où je viens. Les étroits baisers de la jeunesse, savoureux, gloutons et gluants, s'y collaient autrefois, et s'y tenaient plusieurs heures après.

     

    Voilà ce qui s'appelle laisser la parole au corps. Plus de pudeur masquée de misogynie ici pour évoquer une certaine odeur de femme chère à Don Giovanni. L'odeur de l'origine du monde osons le dire, qu'il évoque à pleine plume dans cette magnifique phrase. La matérialité concrète des mots palpables, des mots de chair, vient y redoubler la jouissance ancienne de tel corps, de telle femme aimée.

    Comme l'odeur tenait dans la moustache, le souvenir traverse le temps et vient se recristalliser dans le verbe. Dans les mots persiste la jeunesse, la joie d'être au monde une chair vivante. Et l'odeur y tiendra toujours.

     

    Mais la moustache présente aussi une autre utilité.

    Et si pourtant (et en conséquence), je me trouve peu sujet aux maladies populaires, qui se chargent par la conversation et qui naissent de la contagion de l'air ; et me suis sauvé de celles de mon temps, dequoi il y en a eu plusieurs sortes en nos villes et en nos armées.

     

    Outre son office de conservation des odeurs, la moustache remplit donc aussi celui de barrière anti-miasmes. Un peu comme ces cornets avec des herbes antiseptiques que s'appliquaient sur le visage ceux, soignants ou croque-morts, qui avaient à approcher les pestiférés. C'est d'ailleurs aux épidémies de peste qu'il a traversées que Montaigne fait allusion dans la dernière phrase. Quant aux maladies populaires qui se chargent par la conversation et qui naissent de la contagion de l'air, il s'agit bien sûr des rhumes grippes angines etc., tout ce qui se transmet par voie aérienne. Mais je ne nie pas que mon esprit mal tourné autant que porté sur la métaphore ait associé spontanément ces mots à la connerie/sottise dont je parlais l'autre jour.

    En parlant d'associations, remarquons combien la séquence amour/mort, Eros/Thanatos se déroule tout naturellement dans ce chapitre.

     

    La séquence suivante relie médecine des corps et médecine des âmes, aromathérapie et encensoir.

    Les médecins pourraient, crois-je, tirer des odeurs plus d'usage qu'ils ne font ; car j'ai souvent aperçu qu'elles me changent, et agissent en mes esprits selon ce qu'elles sont ; ce qui me fait approuver ce qu'on dit, que l'invention des encens et parfums aux églises (…) regarde à cela de nous réjouir, éveiller et purifier le sens pour nous rendre plus propre à la contemplation.

     

    Dans les premières éditions le chapitre se terminait sur cette considération de l'encens sanctifiant les sens. Comme une sublimation du plaisir, autant qu'une consolation du mal et de la mort.

    Mais la dernière touche (édition posthume de 1595) choisit de revenir aux choses concrètes et à la vie quotidienne.

     

    Je voudrais bien avoir eu ma part de l'art de ces cuisiniers qui savent assaisonner les odeurs étrangères avec la saveur des viandes (...)

    Le principal soin (souci) que j'ai à me loger (quand je cherche un logement), c'est fuir l'air puant et pesant. Ces belles villes, Venise et Paris, altèrent la faveur que je leur porte, par l'aigre senteur, l'une de son marais, l'autre de sa boue.

    Et Monsieur des Essais nous laisse, avec cette dernière phrase du chapitre, dans l'envers du décor, les dessous des villes. Nous plonge dans l'odeur organique inséparable de leur beauté.

     

     

  • L'homme de flair

     

     

    Quand on pratique le livre des Essais selon le vœu de Montaigne, c'est à dire comme on fréquente un ami, on alterne comme avec un ami les moments d'échanges profonds, se livrant cœur à cœur, refaisant le monde à l'occasion, et les moments légers où viennent de petits riens qu'on savoure ensemble, le temps d'un café partagé. Des moments où l'on est, l'un avec l'autre, tout simplement et totalement soi. What else ?

     

    Le bref chapitre Des senteurs (I,55) est ainsi un délectable expresso que je vous invite à déguster.

    Il débute sur un passage que Montaigne souligne dans son Plutarque.

    Il se dit d'aucuns, comme d'Alexandre le grand, que leur sueur épandait une odeur de soufre, par quelque rare et extraordinaire complexion ; de quoi Plutarque et autres recherchent la cause.

     

    Plutarque est un type sérieux, il cherche. Alexandre sentait le soufre, tiens pourquoi donc ? Peut être faut-il rapporter le fait à sa nature volcanique d'homme d'action ? Libre à ceux que la question empêcherait de dormir d'aller voir dans Plutarque. Inutile de vous dire que je n'y suis pas allée, ce qui me permet d'imaginer n'importe quoi et de le dire.

    Quant à Montaigne, il a juste envie de noter ce qui lui vient à propos des senteurs. Laissons-le faire comme il sent et profitons de son flair.

     

    D'abord la meilleure odeur c'est de ne pas en avoir, dit-il. Entre nous je me demande si ces lignes n'ont pas été écrites après un entretien qu'il n'aurait pu éviter avec quelque fâcheux qu'il ne pouvait décidément pas sentir. Surtout si le bougre en outre avait les aisselles mal lavées ou les bottes crottées …

     

    Il enchaîne sur une remarque moralisatrice et misogyne (les deux vont si facilement de pair).

    Voilà pourquoi dit Plaute (il a bon dos, Plaute) la plus parfaite senteur d'une femme, c'est de ne sentir rien, comme on dit que la meilleure odeur de ses actions est qu'elles soient insensibles et sourdes.

     

    Autrement dit qu'elle abatte le boulot discrétos sans interférer sur nos hautes occupations masculines (genre la femme de ménage pardon la technicienne de surface, dans le bureau du patron) ? Pour être Montaigne on n'en est pas moins mec …

    Là c'est moi qui pour être femme n'en suis pas moins hystérique et je lui fais un procès d'intention, direz-vous peut être, et sans doute n'aurez-vous pas tort. Car comme souvent chez lui le réflexe misogyne affiché est je crois bien plutôt une ruse de la pudeur, ainsi que la suite du chapitre nous le fera subodorer. C'est un point commun qu'il a avec Brassens, et nous verrons le second dans la suite. Mais poursuivons.

     

    Et les bonnes senteurs étrangères, on a raison de les tenir pour suspectes à ceux qui s'en servent, et d'estimer qu'elles soient employées pour couvrir quelque défaut naturel de ce côté-là.

    S'asperger de sent-bon par peur que les autres ne puissent vous sentir. Ou qu'ils vous sentent tel que vous puez parfois. Se parfumer peut être aussi parce que votre propre odeur vous déplaît. Cela arrive bien plus souvent qu'on ne croit. L'odeur est le langage d'un corps, son aura, son esprit. Elle ne nous dit pas toujours ce que nous voulons entendre. Elle ne sent pas toujours le Moi Idéal auquel nous aspirons, selon notre définition personnelle de l'odeur de sainteté. Que ce soit sentir le sain, sentir le beau, l'authentique, la complexité, la force ou la douceur, l'autorité ou la sensualité ...

    Mais voilà : masquer les odeurs, ça ne marche pas avec les petits malins qui ont du flair, comme notre ami des Essais.

     

    A propos, que sent-il, lui ? Ou du moins qu'en dit-il ? De quoi parle son corps, quel esprit en émane ? Questions qui valent bien celle de Plutarque à propos d'Alex. La réponse nous place c'est le cas de le dire au vif du sujet.

     

    Ce que nous verrons la prochaine fois.