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Le blog d'Ariane Beth - Page 489

  • B.attitude (11) Mauvais genre

     

    Résumé. Les explorateurs de l'Ethique, partis en quête de la béatitude, pensaient se laisser glisser au fil d'un long fleuve tranquille. Mais, d'épisode en épisode, ils ont constaté qu'il leur fallait ramer plus souvent qu'à leur tour, rencontrant écueils logiques, tourbillons déterministes et remous substantiels. Au point que certains, tels l'Abbé Attitude, commençaient à se demander si leur GPS (Guide pour Spinoza) était bien fiable. Heureusement, le dernier épisode leur a laissé entrevoir un peu plus clairement la suite du parcours.

    « Prendre direction Connaissance Adéquate. Puis suivre le fléchage Conatus jusqu'à Affects. Là laisser la dérivation Tristesse, chercher le balisage Joie. Puis vous êtes arrivés ».

     

    L'éthique n'est pas une question de bonne volonté, mais de bon désir, c'est à dire de motion vers un usage éclairé des interactions du système.

    Pour un bon usage des affects, il faut, dit Spinoza, comprendre exactement comment marche le billard, les trajets et combinaisons de trajets, les vitesses et énergies relatives. Car ainsi on n'ira pas à l'encontre de l'énergie et du dynamisme du système (ce qui serait peine perdue de toutes façons), on saura au contraire libérer son aptitude à y participer pour son meilleur usage et bonheur.

    C'est ici qu'intervient la connaissance adéquate (adaequata cognitio).

    Ad-aequata indique la recherche d'un ajustement. Se mettre au niveau du monde, s'y situer de plain-pied, de façon à ne pas vivre en porte à faux. Cet acte de mise en adéquation est au fond la seule obligation morale énoncée dans le livre, le seul véritable effort nécessité pour accéder au comportement éthique adapté. Et donc au bonheur. Comment ça marche ?

    Chaque élément du billard concret des corps trouve son correspondant dans la série des idées (les unes images perceptives et les autres interprétations de ces images). L'ensemble ainsi translaté constitue l'esprit humain.

    Ces séries obéissent à deux déterminismes qui restent parallèles (comme notre borne départementale et nos pensées s'il vous en souvient voir B.6).

     

    Ainsi les règles du billard des corps ne peuvent être connues dans la série des corps, les corps ne savent pas connaître. Ils ressentent et se meuvent, ils sont présents, c'est tout. Mais la série des idées reçoit par l'entendement les informations de la série des corps. Là se déroule le fil des enchaînements, se représente la courbe de la boule de billard. Dans la série des idées s'établit la médiation entre la substance étendue des corps et la substance pensante de l'esprit. Encore faut-il vérifier à chaque étape du trajet des infos que l'entendement ne fait pas de fiction, mais produit un reportage au plus près du réel des corps. Il s'agit de déjouer les pièges de l'imaginaire.

     

    Reportage difficile dans la complexité du réel externe et interne, dans la quantité des interactions du jeu de billard. Pour accéder à la connaissance claire, précise, complète, à l'adéquation au monde, il est alors besoin, dit Spinoza, de re-former l'entendement dans le sens de la simplification.

    Chaque chose est une manière particulière, d'où d'infinies différences. Mais chaque manière, cela n'a plus de secret pour nous, n'est qu'une expression de l'unique substance. Par conséquent, plutôt que se prendre la tête avec les manières, les formes de chaque modèle, robe, veste, on peut se contenter de les considérer à partir de leur caractère commun : ils sont faits du même tissu (j'ai décidé d'user cette métaphore jusqu'à la trame).

    C'est donc en fonction du tissu et non des modèles qu'il sera plus simple de chercher la connaissance adéquate.

    Les choses qui sont communes à tout, et sont autant dans la partie que dans le tout, ne peuvent se concevoir qu'adéquatement. (Part 2 prop 38).

     

    A partir de là on va découvrir qu'il y a une mauvaise et deux bonnes façons de travailler sur le tissu. Il s'agit de ce que Spin appelle les trois genres de connaissance.

    Il admet que les philosophes ont compris l'utilité des notions communes. Mais comme ils n'ont en général pas pris toute la mesure du fait qu'être au monde ne peut se faire hors corps, ils n'ont pas vu non plus la difficulté inhérente au passage de la série des corps à celle des idées : nous formons des notions universelles à partir des singuliers qui se représentent à nous par l'entremise des sens de manière mutilée, confuse et sans ordre pour l'intellect. C'est pourquoi j'ai coutume d'appeler de telles perceptions connaissance par expérience vague. (Part 2 prop 40 sc 1)

    Tout aussi confuse, la connaissance par opinion ou imagination qui se réfère à des signes, autrement dit à des automatismes d'association. Lesquels ne sont pas fiables, car ils ont pour support des contenus mémoriels archivés sous l'effet d'affects aléatoires.

    Il faut noter que tous ne forment pas ces notions de la même manière, mais qu'elles varient pour chacun en fonction de la chose qui a le plus souvent affecté le corps et que l'esprit a le plus de facilité à se rappeler.

     

    Expérience vague, opinion et imagination, telle est donc la connaissance du premier genre. Même (surtout?) sous couvert de philosophie, elle n'est qu'une pseudo-connaissance molle ne mettant pas en jeu l'acuité potentielle de l'intellect.

    Il ne faut donc pas s'étonner qu'entre les philosophes qui ont voulu expliquer les choses naturelles par le seul moyen des images des choses, il se soit élevé tant de controverses.

    S'il n'y avait que les philosophes ... Mais songeons qu'une bonne illustration de ce premier genre de connaissance est le discours publicitaire, et que non content de se consacrer à fourguer des sodas, il a envahi le champ politique, artistique, intellectuel, relationnel, pour y cultiver controverse, violence et connerie.

    Voilà pourquoi faudrait envisager de changer de genre.

    A suivre.

  • B.attitude (10) Parlons peu parlons bien

     

     

    Résumé.

    Dans leur partie de billard autodéterminée, nos héros commencent à avoir les boules. Oui c'est comme ça les blagues à deux balles ça me fait rire, c'est au moins ça de pris. Qui sait même si ce n'est pas le plus important ? Car le rire, tout comme la plaisanterie, est pure Joie (…) Car en quoi est-il plus convenable d'éteindre la faim et la soif que de chasser la mélancolie ?

    (Part 4 prop 45 sc du coroll 2).

     

    Cela dit normal qu'on flippe. Il y a en effet de quoi se demander à ce stade du parcours : la liberté n'est-elle pas qu'un mot chez Spinoza ? Et qu'on l'écrive sur le tapis du billard, la trajectoire de la boule, ou sur mes cahiers d'écolier, cela ne change rien à rien. A l'arrivée elle se résume à « c'est à prendre ou à prendre », non ?

    Y a de ça. En fait, il faut une fois de plus revenir à la proposition effrontément lapidaire : Par réalité et perfection j'entends la même chose. (Part 2,déf 6)

    Une proposition qui rend logiquement impossible le refus de la réalité. Per-fection = achèvement. La perfection, c'est ce qui ne laisse pas de dehors. Si réalité et perfection sont identiques, il n'y a donc pas de dehors non plus à la réalité, d'où on puisse la refuser. Lacan dit à sa façon le Réel c'est l'impossible, ce qui n'est pas susceptible de l'alternative prendre ou laisser. C'est ainsi : le monde, toutes les « choses » sont à prendre ou à prendre.

     

    Oui mais l'éthique dans tout ça ? Prendre le monde, soit. Mais comment le prendre « bien » ?

    D'abord en s'entendant sur les mots.

    En ce qui concerne le bien et le mal (…) ils ne sont rien d'autre que des manières de penser ou notions que nous formons du fait que nous comparons les choses entre elles. Car une seule et même chose peut être en même temps bonne et mauvaise, et également indifférente. Par ex. la musique est bonne pour le mélancolique, mauvaise pour l'affligé (lugenti) ; et pour le sourd, ni bonne ni mauvaise. Quoiqu'il en aille ainsi, il nous faut pourtant conserver ces vocables (…) étant donné que nous désirons former une idée de l'homme à titre de modèle de la nature que nous ayons en vue(...) Et donc par bien j'entendrai dans la suite ce que nous savons avec certitude être un moyen de nous rapprocher de plus en plus du modèle de la nature humaine que nous nous proposons. Et par mal, ce que nous savons avec certitude nous empêcher de reproduire ce modèle. (Préface partie 4)

     

    Ce passage premièrement présente un exemple bien rigolo que j'ai laissé pour le plaisir. Accessoirement il apporte une précision capitale pour ne pas se gourer d'éthique. Le bien ou le mal ne sont pas des notions absolues, mais doublement relatives. Relatives à la situation/perception du sujet ; relatives à la définition qu'il peut s'en donner, le modèle qu'il se propose. Doublement ancrées dans le concret vécu : par sa perception, par sa conception. L'accès à l'éthique combine donc justesse de perception et justesse de conception.

    En outre, léger détail : même une fois acquises ces justes perception et conception du bien, il reste encore, surtout, à le faire. L'expérience prouve que la vraie connaissance du bien et du mal, tout en excitant des émotions de l'âme, le cède souvent à tout genre de caprice ; d'où est né le mot du poète : 'je vois le meilleur et l'approuve, je fais le pire'. (scol prop 17 Part 4)

     

    Pas de panique, c'est ici que Spinoza sort ses deux atouts maîtres : la connaissance adéquate et le conatus.

    La connaissance adéquate fera percevoir et concevoir ce qui fait vraiment du bien. Et le pouvoir-faire se libérera dans la logique du conatus. Le génie, l'apport absolument unique de Spinoza, c'est de montrer que les deux ne sont pas de deux ordres différents, ni même subordonnés logiquement ou temporellement l'un à l'autre, mais au contraire les deux faces simultanées d'une même réalité.

     

    Car en ce qui concerne le pouvoir-faire, l'élimination du libre arbitre implique d'entrée l'inefficacité de la notion de volonté, style « quand on veut on peut, sois un homme mon fils tout ça tout ça ».

    D'où au passage d'après Spinoza l'erreur de pas mal de philosophes, et même du grand Descartes, qui est d'avoir conçu l'homme dans la nature comme un empire dans un empire (Préface Part 3, voir aussi préface Part 5) faute d'avoir saisi la radicalité du déterminisme impliquant la relativité généralisée. Et ainsi d'avoir cru possible la maîtrise des affects par la volonté au sens moral habituel.

     

    C'est le moment de noter que par volonté j'entends la faculté d'affirmer et de nier, et non le désir. (Part 2 scolie prop 48)

    C'est pourquoi La volonté et l'intellect sont une même chose. (Cor prop 49 part 2) Pas vouloir ceci ou cela, mais dire oui c'est vrai ou non c'est faux.

     

    La partie éthique ne se gagnera donc pas dans une stratégie de puissance de « l'esprit » sur le « corps », qui ressortit à l'illusion méta-physique. On n'a de chances de la gagner que si on la joue sur le seul terrain réel et non imaginaire, celui du billard substantiel autodéterminé. Il faut donc considérer les interactions des boules de billard.

    Je traiterai donc de la nature des affects et de leurs forces, et de la puissance de l'esprit sur eux, suivant la même méthode que j'ai utilisée dans ce qui précède à propos de Dieu et de l'esprit, et je considérerai les actions et appétits humains comme s'il était question de lignes de plans et de corps.

    (Préface Partie 3)

     

    A suivre

  • B.attitude (9) A mort l'arbitre

     

     

    Résumé de la situation. Notre héros a dégagé la route vers la béatitude en dynamitant le bastion métaphysique (Tudieu la métaphore !) Les explorateurs de l'Ethique sont-ils pour autant au bout de leurs peines et par voie de conséquence cette série au bout de ses épisodes ? Je crains que non. Ils ont certes apprivoisé le monstre conceptuel Deusivenatura, mais tel Ulysse ballotté de Charybde en Scylla, ils voient à présent se dresser devant leur entendement un autre obstacle, non moins déroutant.

    Est dite libre, la chose qui existe par la seule nécessité de sa nature et se détermine par soi seule à agir. (Part1déf.7)

     

    Une définition carrément gonflée, n'hésitant pas à associer le mot liberté avec nécessité, détermine. Encore un monstre conceptuel que ce carpin, hybridation de la carpe déterminée et du libre lapin ? Pas si monstrueux pourtant en logique substantielle (toujours elle). Nécessité ou déterminisme sont intrinsèques à la nature des choses. Par conséquent rien d'elle, aucun de ses attributs, ne peut se concevoir en dehors d'eux. Il ne faut donc pas chercher de liberté abstraite ni métaphysique, mais changer nos paradigmes pour la voir dans sa réalité substantielle, comme propriété émergente de la détermination-même.

    Je ne doute pas qu'il s'en trouve beaucoup pour rejeter cette proposition comme absurde pour la seule raison qu'ils ont l'habitude d'attribuer à Dieu (sive natura, rappelons-le) une autre liberté, bien différente de celle que nous avons dite ; à savoir une volonté absolue.(Part 1, prop33, sc2).

    Cette proposition récuse une conception de la liberté comme déliaison du système. (Absoluta = dénouée, ayant défait un lien). Tout ça est une histoire au dénouement impossible, du moins sans deus ex machina. Et ici le deus est in machina.

     

    Une machine qui joue une sorte billard aussi universel qu'automatique. Un corps en mouvement ou au repos a nécessairement été déterminé au mouvement ou au repos par un autre corps, qui lui aussi a été déterminé au mouvement ou au repos par un autre, et celui-ci à son tour par un autre, et ainsi à l'infini. (Partie 2, lemme 3 après la prop13)

     

    Chaque boule parcourt une trajectoire dépendante de multiples facteurs, d'interactions infinies de causes et d'effets. Dans la mesure où elle participe de la substance deussivenatura, il lui est impossible de refuser la règle du jeu, les lois de la biophysique, la condition naturelle. Laquelle inclut la condition humaine. Et toute autre condition d'ailleurs. L'Ethique est écrite du point de vue d'un roseau pensant, mais si un roseau non pensant savait écrire, il ne pourrait que dire la même chose. Et aussi l'électron, la lumière, l'abeille, le chien.

     

     

    Telle est la conséquence d'une logique radicalement matérialiste impliquée elle-même par le concept de substance unique : premièrement l'homme n'est qu'une res parmi les res du réel. Nécessairement non séparé du reste de la matière/réalité et des lois de son fonctionnement. Et deuxièmement jusques et y compris dans sa pensée de roseau pensant.

    Dans l'esprit nulle volonté n'est absolue, autrement dit libre ; mais l'esprit est déterminé à vouloir ceci ou cela par une cause, qui est elle aussi déterminée par une autre, et celle-ci à son tour par une autre, et ainsi à l'infini.

    (Prop 48 Part 2)

     

    Car la substance pensante et la substance étendue sont une seule et même substance, que l'on embrasse tantôt sous l'un, tantôt sous l'autre attribut (…) et ainsi que nous concevions la nature sous l'attribut de l'étendue ou sous l'attribut de la pensée ou sous n'importe quel autre (là je dois dire ???), nous trouverons un seul et même ordre, autrement dit un seul et même enchaînement des causes. (scolie du coroll prop 7 part 2)

    Bon Spin lui-même reconnaît que tout ça risque de nécessiter une petite aspirine. A partir d'ici je ne doute pas que les Lecteurs seront dans l'embarras et que bien des choses leur viendront à l'esprit qui les arrêteront, et c'est pourquoi je leur demande d'avancer avec moi à pas lents, et de ne pas porter de jugement avant d'avoir tout lu. (scol coroll prop 11 part 2).

     

    Contentons-nous d'en retenir pragmatiquement la chose qui compte pour l'éthique (puisque c'est le but du jeu), pour la compréhension/gestion des affects.

    Les hommes se croient libres pour la seule raison qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par quoi elles sont déterminées, et surtout, que les décrets de l'Esprit ne sont rien d'autre que les appétits eux-mêmes, et pour cette raison varient en fonction de l'état du Corps.

    (Partie 3 sc de la prop2)

    Pour accéder à une éthique, il faut donc d'abord admettre ceci :

    Exit le ci-devant Libre Arbitre, seigneur autoproclamé de Toutes les Morales.

     

    Peut être que si tout cela nous met dans l'embarras, c'est qu'il y a de quoi ressentir une sale blessure narcissique, celle-là même que Freud évoque, dans une page célèbre de l'Introduction à la psychanalyse, rappelant les deux graves démentis infligés à l'égoïsme naïf de l'humanité, d'abord par le système copernicien délogeant la terre du centre de l'Univers, puis par Darwin montrant à l'homme l'indestructibilité de sa nature animale. Démentis auxquels il ajoute triomphalement son propre travail qui se propose de montrer au moi qu'il n'est pas seulement maître dans sa propre maison.

    (Car pour lui Freud côté narcissisme, ça va merci).

     

    A suivre