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  • Nature

     

    « Nous avons montré, dans l'Appendice de la Première Partie, que la Nature n'agit pas en vue d'une fin ; car cet Étant éternel et infini que nous appelons Dieu, autrement dit la Nature, agit avec la même nécessité par laquelle il existe. »

    La préface de la partie 4 de l'Éthique est un grand moment du livre (tout comme l'Appendice P1 mentionné). Un grand moment de la philosophie, et un grand moment tout court.

    On y est emporté par un raisonnement rapide et puissant comme le cours d'un grand fleuve. Un raisonnement tout simplement beau, de cette beauté fortement architecturée et subtilement ouvragée à la fois qui est celle de l'ouverture d'un opéra de Mozart. (Pour prendre un exemple raccord côté génie).

     

    « Dieu autrement dit la Nature » Deus sive Natura : trois mots qui ont fait couler pas mal d'encre et de salive.

    Déjà séparément chacun des deux poids-lourds, Dieu et Nature, a pu en compter des océans à son actif, dans plein de livres philosophiques ou pas. Dans plein de lieux, communs ou pas.

    Des mots qui ont fait couler aussi d'autres liquides disons moins anodins, sueur, sang.

    Mais dans l'Éthique c'est la collision des deux qui a suscité commentaires & interprétations. Le petit mot-cheville « sive » (= ou bien, autrement dit) y joue la vedette.

    Rôle rare pour un mot de sa catégorie : conjonctions, prépositions et autres outils qu'on emploie sans y prêter grande attention. Et qui pourtant portent parfois, comme ici, l'essentiel du propos.

    « Autrement dit » marque l'identité des deux notions, puisqu'elles peuvent être nommées par l'un ou l'autre mot indifféremment. Quoique.

    Plutôt qu'identité qui considère un rapport entre essences, il s'agit d'identification. Car si DSN (deussivenatura) « agit par la même nécessité par laquelle il existe », cela signifie

    1) DSN n'a d'existence que dans un processus, une dynamique. « L'existence de Dieu et son essence sont une seule même chose. » (Partie 1 prop 20)

    2) Il s'agit d'un déploiement sans fin, aux deux sens. Comme Bayard est sans peur et sans reproche, DSN est sans terme et sans plan/projet préexistant.

    3) Il n'y a donc personne aux commandes, un créateur, un démiurge ou quoi que ce soit, qui serait occupé à tout superviser ou providentialiser depuis un PC extérieur au réel. Rien d'autre n'est que ce qui est en réalisation dans le processus d'existence.

     

    C'est ainsi que Spinoza dissout la distinction immanence/transcendance.

    En d'autres termes, « Dieu » est soluble dans l'existant « Nature ». Ce qui est tout simplement l'expérience pratique.

    Si on boit un café sucré, on ne boit pas sucre d'un côté et café de l'autre. Cela dit y a ceux qui sucrent et ceux qui sucrent pas.

    Y en a aussi qui édulcorent à l'aspartame, ce qui complique la question je vous l'accorde. (Pour moi ni sucre ni sucrette mais du lait SVP).

     

  • Main

     

    « J'en viens maintenant à expliquer les choses qui durent nécessairement suivre de l'essence de Dieu, autrement dit de l'Étant éternel et infini.

    Pas toutes, évidemment, car il dut en suivre une infinité d'une infinité de manières, nous l'avons démontré à la prop 16 part 1,

    mais seulement celles qui peuvent nous conduire comme par la main à la connaissance de l'Esprit humain et à sa suprême béatitude. »

    Introduction à la partie 2 de l'Éthique.

    Dans un tel passage, tout Spinoza est là, ou du moins beaucoup de ses facettes. Un échantillon représentatif disons.

    « J'en viens maintenant à expliquer ». Une AISI qui frise la provocation.

    (AISI ? Faut suivre, hein : cf Humilité. Ça y est, vous l'avez ?)

    « Bon les mecs sans me vanter j'ai expliqué Dieu sa vie son œuvre : ça, c'est fait. Pour le reste I can pareil dans la foulée. Alors on s'y met, parce que c'est pas tout ça j'ai des lentilles sur le feu, moi. »

     

    « Nous l'avons démontré à la prop 16 part 1 ». Genre le prof qui veut pas perdre l'attention (qu'il sait si fluctuante) de sa classe, et multiplie les balises sur le parcours.

    Une incise comme un repentir après le évidemment un peu trop vite lâché.

    « Ouh là quand ils prennent ce regard vide, c'est qu'ils décrochent. Et en plus y en a pas un qui lèverait la main pour poser une question. C'est à se demander s'ils ont envie de comprendre. Bon. Allez. L'enseignement est l'art de la répétition.

    Et l'éthique un art martial ».

     

    « Nous conduire comme par la main ». Dieu me blinde : émouvant, non ? Sollicitude fraternelle, patermaternelle. Comme on tend la main à l'enfant qui commence à marcher.

    Dans l'Éthique on a affaire à la froide rigueur du raisonnement abstrait. Parfois en corollaire à une certaine humeur due à la lenteur de comprenette (supposée à juste titre) des lecteurs.

    Et puis, de temps en temps comme ici, affleure le cœur, le noyau lumineux et chaud au principe du texte. Dans toute sa générosité (cf ce mot) Spinoza convie ses co-humains à partager la béatitude qu'il a cherchée au prix de veilles et de deuils.

    Et pourtant, (et on dirait que le texte le découvre en le formulant, là est son charme pour moi) c'est la vie elle-même qui nous y mène comme par la main.

    Une béatitude, déplorons-le au passage, que stupidement rata Melle Vanden Ende, refusant à Baruch Spinoza sa main à elle.

     

    Cela dit, ça ne vous aura pas échappé, il reste un léger détail dans la citation ci-dessus. « Dieu autrement dit l'Étant éternel et infini. »

    Dieu me turlupine, dira le lecteur, je brûle de savoir 1) qui est « Dieu » au fond pour Spinoza, 2) comment cette pauvre Ariane va s'en dépêtrer.

    Eh bien réjouis-toi lecteur, la prochaine fois tu iras d'illuminations en eurêkismes, quand notre abécédaire abordera le N comme … comme ?

    (Trop fort le suspense !)

     

  • Lunettes

    « Tout savant qui ne s'est pas soucié d'apprendre quelque profession, devient à la fin un homme dissipé et déréglé dans ses mœurs » Colerus approuve cette idée du Talmud et poursuit :

    « Spinoza savant dans la loi et dans les coutumes des Anciens n'ignorait pas ces maximes (…) il en fit son profit (…) Il apprit donc à faire des verres pour des lunettes d'approche et pour d'autres usages, & il y réussit si parfaitement qu'on s'adressait à lui de tous côtés pour lui en acheter. »

    Il y réussit si parfaitement : Dieu me focalise, c'est fascinant des gens aussi parfaits. C'est vrai déjà le mec est au top ten des plus grands penseurs de tous les temps.

    En outre il est décidément inattaquable côté rigueur morale (oui je sais les araignées, mais ne cherchons pas la petite bête), assumant de payer le prix de sa liberté tout ça. Et voilà qu'en plus il a la cote en artisanat optique.

    C'est fou ! dirait Afflelou. Waouh ! dirait Johnny dans une Optic nettement plus 2000. De quoi faire criser Krys. Pardon c'est un peu lourd mais il en faut 3 vous savez c'est la règle au CSA. (= Commentaire Spinoziste Agréé).

    Et attendez c'est pas fini.

    « Après s'être perfectionné dans cet art, il s'attacha au dessin, qu'il apprit de lui-même (…) il n'est pas nécessaire de faire mention des personnes distinguées » qu'il croqua dans son carnet.

    (Pour les distingués dont on causé dans Iris, à sa place je me serais pas gênée pour y aller dans la caricature).

    Il est vrai que tout cela reste dans le même domaine et correspond à son profil intellectuel. Voir clair, savoir observer, être attentif, précis. Mais quand même : être aussi à l'aise dans le concret et dans l'abstrait, respect.

    J'ai tendance, toutes choses égales par ailleurs, à penser comme Montaigne sur ce point cf 23-7-2015. Encore ramer pour naviguer dans ce blog : je vous ménage pas, hein ? Mais faut voir que tout ce qui est remarquable est difficile autant que rare (derniers mots de l'Éthique TCEPA bis).

    Bref, en polissant le verre, Spinoza pouvait parer l'âme sereine aux aléas de la rugueuse réalité (dit Rimbaud dont les vers n'étaient pas toujours polis).

    De plus, il se rendait ainsi vraiment utile dans la vraie vie. Ce qui n'est pas donné à tous les philosophes.

    À propos de vraie vie, entre ses aptitudes pratiques et son sens géométrique, moi je dis cet homme était sûrement capable de vous tirer vite fait d'embarras en cas de bug d'ordi, de panne de chauffage, de fuite d'eau. De bricoler toutes sortes d'objets qui vous facilitent le quotidien.

    De démonter le moteur de la bagnole en vous expliquant comme quoi une substance absolument infinie est indivisible (Éthique P1 prop 13), de vous recoudre un ourlet en précisant à toutes fins utiles que l'Esprit humain n'enveloppe pas la connaissance adéquate des parties composant le Corps humain (P2 prop 24).

    En fait cet homme était le gendre idéal ou je ne m'y connais pas. Décidément le jour où Melle Vanden Ende a choisi l'autre, là, le freluquet avec son colier à deux cents pistoles (cf Bible), elle a fait preuve d'une regrettable myopie.