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  • Libération

     

    Changeons de métaphore : après le sport de combat, le travail artisanal (de toutes façons ça manquait de dojos en Hollande à l'époque).

    De la même façon qu'il avait ses instruments pour façonner les verres de lentilles, Spinoza avait sa boîte à outils éthiques.

    La partie 5 du livre « De la Puissance de l'Intellect, autrement dit de la Liberté Humaine » est ainsi assez semblable à une notice de montage d'un célèbre autant que suédois fabricant de meubles en kit. En plus clair (ce qui n'est pas difficile je vous l'accorde).

    Après avoir décrit les éléments du système, les fonctions, envisagé pas mal de cas de figure, Spinoza aborde dans la Partie 5 le moment crucial du test en conditions réelles.

    Vous savez le genre de test que les constructeurs de bagnoles passent leur temps à trafiquer.

    Comme l'indique le titre de cette P5, le test consiste à éprouver le pouvoir libérateur de « l'intellect ». Le mot a un sens actif. L'intellect pour Spinoza ce n'est pas un attribut, c'est une opération.

    Ce n'est pas de l'ordre de l'organe, mais de la fonction. L'organe, l'instrument propre à cette fonction est l'Esprit, étudié en long en large et en travers dans la Partie 2.

    Quant à la liberté, on l'a déjà dit, elle ne suppose pas de rejeter le déterminisme : c'est impossible (cf Conatus et Désir). L'homme n'est pas un empire dans l'empire.

    Spinoza montre comment on cherche pourtant à éviter cette réalité. On la dénie, on se raconte des histoires.

    « Les hommes se croient libres pour la seule raison qu'ils sont conscients de leurs actions et ignorants des causes par quoi elles sont déterminées, et (ignorent) en outre que les décrets de l'Esprit ne sont rien d'autre que les appétits eux-mêmes et pour cette raison varient en fonction de l'état du Corps. » (Éthique Partie 3 scol prop 2)

    Plus réalistico-matérialiste que ça tu meurs.

    Spinoza invalide sereinement autant que radicalement les spéculations inutiles qu'implique l'allégorie platonicienne de la caverne. Ce qu'on voit sur la paroi on le voit, c'est tout.

    Quand bien même ce serait une ombre, c'est cela qui affecte notre regard. C'est donc la chose à même de nous mouvoir, de nous faire agir, parce qu'elle est à même de nous émouvoir.

    Alors plutôt qu'à l'essence supposée de la chose, c'est à la réalité de ses effets qu'il faut s'intéresser. La liberté est donc réalisme ou n'est pas.

    Comme dit Deleuze, Spinoza construit une philosophie pratique. Il s'agit de travailler à comprendre la réalité, pour la prendre telle qu'elle est, en prendre acte pour libérer son agir.

    Telle qu'elle est : non pour s'y adapter et s'y soumettre, mais pour l'adopter, ce qui est bien différent.

    « L'adaptation est un rapport entre deux termes qui préexistent à leur mise en rapport, tandis que l'adoption est une relation créatrice des termes qu'elle relie. Par ex le père et son enfant ne préexistent pas, en tant que tels, à la relation d'adoption. »

    Je reprends ici la terminologie éclairante de V Petit et B Stiegler dans leur Lexique d'ars industrialis (Flammarion Bibliothèque des savoirs. 2013)

    L'adaptation à la réalité est conformisme, son adoption est potentialité créatrice. 

     

     

     

  • Katas

     

    « La sociologie est un sport de combat ». Dans un documentaire qui lui est consacré, Bourdieu prononce cette phrase au sortir d'un échange musclé avec des « jeunes des quartiers ».

    Le film date d'une vingtaine d'années, mais la phrase reste actuelle. Les propos de Bourdieu à ses interlocuteurs aussi. Il n'hésite pas à leur dire en substance : c'est vrai vous êtes aux prises avec des inégalités, des discriminations. Mais cela ne doit pas vous servir d'alibi pour ne pas faire votre part du chemin.

    Il les incite en particulier à profiter de tout ce que l'école propose, de l'énergie des instits et des profs qui continuent d'y croire, de remplir leur mission d'éducateurs et de passeurs culturels. L'enseignement aussi est un sport de combat.

    La philosophie est un sport de combat. Sport de combat encore l'effort scientifique. Au fait il paraît que c'est le Pi-day aujourd'hui. Saluons en son honneur notre Géomètre préféré. Sans oublier qu'aujourd'hui est aussi, est surtout, un triste anniversaire à Fukushima.

    Car sport de combat surtout ce qui contribue à catalyser lucidité et puissance de penser, à résister aux a priori et à l'aliénation, à construire un savoir qui libère.

    Pour la philosophie, si tous les domaines méritent le même engagement, de l'esthétique à l'épistémologie (sauf la métaphysique faite pour se divertir avec ou sans Pascal), nihil novi depuis Spinoza : le lieu majeur de la bataille est de toute évidence l'éthique.

    Il a conçu la sienne comme une somme nécessaire et suffisante alors qu'Aristote soi-même avait décomposé son enseignement. Logique, poétique-esthétique, physique, métaphysique, éthique-politique.

    Avec Spinoza c'est 5 en 1, le tout organisé sous le primat de l'éthique qui pose la seule question qui vaille : faire et être bien, comment ?

    Le schéma de son livre est bel et bien celui d'un combat, voire d'une guerre de libération. Le plan d'une campagne pour passer de la servitude à la liberté. Observer les forces d'affects en présence, déterminer les buts de guerre, constituer le bataillon « Intellect », car c'est lui qui détient la clé de la victoire.

    Tout cela selon la technique de l'art martial. Retourner contre eux l'agression des adversaires (superstition, finalisme, affects débilitants de tristesse). Il s'agit de savoir pratiquer l'esquive, le dégagement en souplesse, et renverser la direction de la force.

    Et surtout comme tout sport de combat, tout sport en général, l'éthique repose sur l'entraînement, la pratique. Sur l'intégration d'un enchaînement de gestes.

    L'éthique a ses katas. Et tel est celui de Maître Spinoza :

    « Par le pouvoir d'ordonner et d'enchaîner correctement les affections du corps nous pouvons faire de n'être pas aisément affectés par des affects mauvais.

    Donc le mieux que nous pouvons faire aussi longtemps que nous n'avons pas la connaissance parfaite de nos affects (en pratique soyons clairs qui y arrive ?),

    c'est de concevoir la droite règle de vie, autrement dit les principes de vie certains,

    de les graver dans notre mémoire afin que notre imagination s'en trouve largement affectée

    et que nous les ayons toujours sous la main. » (Éthique P5 scolie prop 10)

    Les principes de vie certains c'est quoi ? Sans doute faut-il une vie pour les découvrir. Mais posons un principe : celui d'essayer.

     

  • Joie

     

    Imaginons ... flemmarde ... blabla … auto-citation blabla etc. (cf Conatus)

    « La joie se décline dans un sympathique lot d'affects que Spinoza a répertoriés avec le soin pointilleux qu'on lui connaît.

    Laetitia. Épanouissement, dilatation de l'être, illumination du visage, sourire, tel un paysage soudain riant dans l'éclosion du printemps.

    Joie primaire et spontanée, joie d'exister dans "l'existence-même, c'est à dire  l'éternité*". La joie de Rimbaud dans l'aube d'été.

    "L'affect de joie, quand il se rapporte à la fois à l'esprit et au corps, je l'appelle titillatio ou hilaritas." (scol prop11 P3). Ces deux affects s'opposent dit-il à douleur et à mélancolie.

    Titillatio est chatouillement, caresse, plaisir d'être, éprouvé corps et âme.

    "C'est beau d'avoir élu domicile vivant / Et de bercer le temps dans un cœur consistant" (dit Supervielle).

    Hilaritas est gaieté, belle humeur. C'est le mot qui a donné hilarité, précieuse faculté de se laisser alléger par un bon mot, une image drôle, de prendre la vie du bon côté.

    L'hilaritas, contagieuse et ainsi unificatrice, est une bonne manière qu'on se fait entre humains, une douceur dont on se réconforte dans les âpretés de l'existence.

    Gaudium, le contentement, "est une joie qu'accompagne l'idée d'une chose passée qui s'est produite au-delà d'une espérance." (P 3 déf 16)

    Au-delà, non pas nécessairement en la satisfaisant. Mais, tout compte fait, la joie est là, la joie de se dire : c'est bien ainsi.

    Gaudium est le mot qui a donné joie en français (et autres langues). Il est remarquable que Spinoza, pour définir l'affect en général, ait préféré laetitia. Choix de la référence au concret, au réel, à l'immédiat.

    Plus abstrait, gaudium implique un différentiel de temps, le temps nécessaire à l'effort éthique de cultiver la joie (fleur pas toujours précoce).

    Joie secondaire, raisonnée, médiatisée. Joie sublimée, dirait Freud.

    "Qui donc s'emploie à maîtriser ses affects et ses appétits par seul amour de la liberté s'efforcera, autant qu'il peut, de connaître les vertus et leurs causes, et de s'emplir l'âme du contentement (gaudium donc) qui naît de leur vraie connaissance ; mais (s'efforcera) de contempler très peu les vices des hommes, ou les dénigrer (…)

    Et qui observera cela diligemment (et en effet ce n'est pas difficile) (hilaritas made in Spinoza) et s'y exercera, celui-là, oui, en peu de temps il pourra diriger la plupart de ses actions sous l'empire de la raison." (P5 scol prop 10)

    "Risus, tout comme jocus est pure joie (laetitia)." (scol coroll 2 prop 45 P4)

    Risus, le rire, celui qui éclate, celui qui libère, qui voit l'absurdité du dérisoire et dit : mieux vaut en rire.

    Jocus, la plaisanterie, a donné le mot jeu. Il s'agit en effet de jouer avec les mots, grâce à eux de déjouer le mal et le malheur, la mort elle-même.

    De jouer à déjouer la fragilité de notre condition humaine, ainsi que le montre Freud dans son livre sur le Mot d'esprit dans son rapport avec l'inconscient. »

    *NB "éternité" : bloquez pas sur le mot, on y viendra, je prévois une entrée Temps.